Le roman commence par une image de beauté, d’ordre et de sérénité. « La femme de Jean-Baptiste Simonin se prépare tranquillement. Elle s’habille avec nonchalance ; elle enfourche un vieux jean tout râpé, enfile un corsage échancré et puis après, quand elle se sent bien belle avec elle-même, elle plie tout doucement sa blouse amidonnée. » Plus tard, il y aura un moment de bonheur familial : trois petites filles autour de la table au rebord poli du petit-déjeuner, le père qui prépare un court-bouillon avec le poisson acheté au marché, des oignons-pays, du thym, du piment rouge, une maison bleutée avec une large véranda, un grand terrain fruité et trois chats multicolores. Voilà. Tout le reste est noirceur ou malaise, parfois c’est drôle ou ambigu, parfois d’une poésie sombre ou grinçante, parfois carrément sordide.
Locks. La femme de Simonin part travailler à l’hôpital dans sa voiture, où elle parle avec « un inventé placide, un confident utile », elle lui dit « que je l’ai vraiment choisi pour être le père de mes enfants et que je veux lui donner mon corps et je veux qu’il en use à sa guise », elle prend son poste aux urgences où l’attend « une toquée en locks qui sent la papaye bien fumée… la femme de Jean-Baptiste Simonin la supporte un peu ». Entre deux malades, elle se pose devant la télé, « son corps prend tout de suite des tournures musicales et des cadences bien suaves». « - “On dirait que tu vas danser, lui dit un collègue, ce soir, il y a une grande soirée carnavalesque à Matoury.” - “C’est ça”, qu’elle répond en bâillant. »
Plus loin, c’est Jean-Baptiste Simonin qui pense à voix haute : « Elle caracolait toujours dans de grosses berlines allemandes sur des chemins tout déchirés… elle s’entrecroisait de partout et laissait ses maisons pourrir sur leur propre corps… Cayenne, en ce début de millénaire, ressemblait à toutes mes envies ». Bord de mer nauséeux, place des Amandiers où les couples étriqués ne se parlent plus, tac-tac-tac des boules de pétanque et claquement des dominos du mah-jong… parfois, « la ville est belle comme le compas lancinant de Beethova Obas » chantant Louloune partie ailleurs. Il vient plus de délicatesse à Jean-Baptiste Simonin quand il pense à la ville qu’à ses femmes : Evelyse, sa maîtresse, est une grosse fadasse qu’il n’aime pas tellement mais que les collègues lui jalousent. Au restaurant chinois, il lui hurle « t’es en double file comme toutes les autres », puis lui fait payer l’addition et la suit chez elle, un appartement dans une cité délinquante, aux murs couverts d’images religieuses.
Dans sa description de Jean-Baptiste Simonin, flic martiniquais émigré en Guyane et sale type pathétique, qui traite aussi mal ses collègues et ses concitoyens que ses femmes, Miguel Duplan, l’auteur de ce court et fiévreux roman, réussit à nous faire sentir le potentiel de poésie et de drôlerie de l’indigne et du minable, il fait aussi un magnifique portrait du Cayenne des années 2000.
Faim. Simonin s’embrouille avec un collègue aux joues roses, il est rapatrié dans le fourgon blindé réservé aux rendus fous furieux par le crack. Dans la vie comme dans la ville, il avance dans un brouillard alcoolisé, toujours à deux doigts de la violence. Comme venu du fond de sa tête, ou d’une radio en sourdine, on entend sans arrêt la voix d’un poète toxicomane, menotté au pied de l’escalier du commissariat, et qui part dans un monologue inspiré sur la faim, la justice et Emily Dickinson. Quand, vers la fin du livre, Simonin est amené à l’hôpital où travaille sa femme - « il gémit sans arrêt dans son uniforme bleu-pâle-bleu-foncé et seul le rouge du sang se savoure abondamment dans le capharnaüm des urgences » -, la voix du poète continue : « Il s’est encore produit une résonance… » Un long silence de carnaval est le troisième roman de Miguel Duplan, né à la Martinique en 1963.