Paru il y a six ans, Murmures de glace, le dernier roman de Bettina Balàka, raconte les difficultés de réinsertion des anciens soldats de l’armée impériale d’Autriche-Hongrie au lendemain de la Première Guerre mondiale. De retour de captivité, ils découvrent un pays qui a changé de régime et dont les frontières ont été redessinées. Certains, complètement déboussolés, versent alors dans la violence, le meurtre. Par William Irigoyen, la Quinzaine littéraire, n°1057, 16-31 mars 2012
Dans Fuite sans fin, le grand écrivain autrichien Joseph Roth raconte l’histoire de Franz Tunda. A l’issue du premier conflit mondial et d’une longue captivité en Union soviétique, ce jeune officier de l’armée d’Autriche-Hongrie revient dans un pays qu’il ne comprend plus. La perte des repères, le pessimisme ambiant traversent ce roman qui permet, sinon d’excuser, du moins de comprendre le traumatisme éprouvé par ceux qui furent envoyés en première ligne pour l’honneur de la patrie et de l’empereur.
Balthasar Beck est assurément un frère d’armes de Franz Tunda. Comme lui, il a porté l’uniforme. Comme lui, il s’est retrouvé prisonnier des bolcheviks. Loin de chez lui, il pense régulièrement à sa femme Marianne. Il imagine aussi à quoi peut bien ressembler Aimée, cette petite fille née de leur union qu’il connaîtra peut-être un jour. Pour cela, il faudrait qu’il revienne vivant de S., une localité située en lisière du désert de Gobi où le thermomètre affiche régulièrement des températures en dessous de zéro : « Quand Beck expulsait l’air de ses poumons par moins 45 degrés, un nuage de cristaux blancs se formait devant sa bouche, produisant un singulier grésillement. Ce phénomène avait été baptisé “murmures de glace”. »
Vienne, 1922 : Balthasar Beck rentre enfin au pays. Il y retrouve les siens et les difficultés du quotidien car la petite s’est habituée à vivre seule avec sa mère. Elle voit d’un mauvais œil le retour de cet « étranger ». A cela s’ajoute pour l’ancien soldat le souci de retrouver son travail. Avant la guerre il était inspecteur de police chargé des affaires criminelles. Quand il vient postuler auprès de son ancien chef Karl Moldowa, il comprend que personne, là aussi, ne l’attend plus. A commencer par ses collègues : Ritschl, Prager et Kiselak.
La réintégration de Beck tombe à point nommé. Depuis quelque temps, en effet, une série de meurtres frappe le pays. Les premiers éléments de l’enquête laissent penser qu’il y a un lien entre le(s) criminel(s) et l’ancien soldat. Pour cela, il faut se souvenir que ce dernier, du temps où il était en captivité, a appartenu à un comité d’officiers qui servaient d’interlocuteurs aux autorités soviétiques.
Poétesse, dramaturge, essayiste, récompensée par de très nombreux prix littéraires dans son pays, l’Autrichienne Bettina Balàka livre un roman dont l’intérêt est non seulement de tenir en haleine le lecteur avide de résoudre l’énigme mais aussi et surtout d’aider à comprendre le climat de l’entre-deux-guerres dans un pays en pleine crise identitaire. L’Empire austro-hongrois n’est plus. La Pologne, la Roumanie et l’Italie grignotent son territoire. Mais surtout : la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie sont désormais indépendantes. « Il (Beck) n’avait plus de projet pour une vie hors de ce monde impérial auquel il s’était accroché et qui depuis longtemps avait disparu, si l’on en croyait les journaux. Tout ce qui avait trait à l’Empire avait été chassé du pays, et le pays n’était plus que la tête réduite d’un pays. »
Ce roman pointe aussi le côté ubuesque de la guerre. Car en Union soviétique, Balthasar Beck se retrouve prisonnier de ceux qui devraient être… ses alliés, les « rouges ». Rappelons en effet que l’Autriche a fait la guerre contre la Russie tsariste.
Autre intérêt de ce livre : Bettina Balàka montre comment l’antisémitisme se développe dans ce nouvel Etat autrichien. Ritschl, un des collègues de Beck, symbolise cette aversion pour les Juifs. La haine est le point commun de tous ceux qui cherchent des boucs émissaires : « Une ville cosmopolite ! Le monde tout autour s’était transformé au point que la ville de Vienne avait elle-même basculée, il s’était produit de tels bouleversements que, sous cette gaiété, on voyait encotre plus poindre l’horreur, et que les Juifs en étaient encore plus tenus pour responsables, Marianne gardait les yeux rivés sur le trottoir en espérant que son nez était suffisamment austro-allemand. »
Une fois l’enquête bouclée commence alors pour Balthasar Beck une nouvelle épreuve. Son mariage avec Marianne la juive le range, pour les tenants de l’ordre noir, dans le mauvais camp. D’autres périodes plus sombres vont bientôt arriver en Autriche : celle de l’Anschluss avec l’Allemagne nazie et surtout le développement du meurtre industriel. Ceci est une autre histoire mais les signes avant-coureurs de ce changement de société traversent le roman. Bientôt, d’anciens militaires revanchards se frotteront les mains.
Bettina Balàka a bien raison de faire dire à un des personnages de Murmures de glace : « A la longue, la paix et els militaires ne font pas bon ménage, ils s’égarent dans des manœuvres burlesques, des tranchées reconstituées dans le Prater. »
Le « burlesque » ne va pas durer.