La guerre abolit la concordance des temps, anéantit le passé, biffe le futur à grands coups d’obus et de tirs de sniper. La guerre fige le présent dans une durée qui dure et peut rendre fou.
Marie Frering en a fait l’expérience, a traversé le siège de Sarajevo de 1994 à 1997. C’est à la demande d’Yves Schaetzlé qu’elle partit au sein d’une mission humanitaire mise sur pied par la ville de Strasbourg. Elle devait y séjourner trois mois, elle y resta trois ans avec de salutaires et nécessaires retours en Alsace.
L’embrasement violent de l’ex-Yougoslavie arracha chacun à sa vie « normale », la politique de purification ethnique, de viols quasi systématiques dévasta les corps comme les têtes. Quelle écriture peut appréhender ces réalités-là ? Que peuvent les mots face à, la barbarie ? On connaît la réponse d’Adorno aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale : « écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes »()
A Sarajevo, Marie Frering n’a pas joué son propre rôle — celui de metteure en scène (sons, textes ou images) —, et contrairement aux habitants de Sarajevo, elle a volontairement dérouté son existence afin de vivre parmi les assiégés.
Si elle ne fut ni l’objet ni le sujet de cette guerre, si elle n’eut jamais faim, Marie Frering écrit à l’endroit particulier qui n’est pas celui du journaliste qui documente le réel, ni du témoin qui voit les siens mourir. Sur une échelle éditoriale de Richter, ne se situerait-elle pas entre les deux extrémités, de L’air de la guerre (éd. L’Olivier, 1994) de Jean Hatzfeld et des Bosniaques et de Chroniques des oubliés (éd. Le Serpent à plumes, rééd. du Rocher) de Velibor Colic ? Comme le Bosniaque longtemps Strasbourgeois d’adoption, Marie Frering procède par fragments, saisit le travail de déshumanisation de la guerre. De l’individu, il ne reste que des « il, elle et je…, tous anormaux enfermés dans ce cirque de montagne ».
L’Ombre des montagnes (Quidam Editeur) procède par strates, forme une mosaïque, œuvre à jamais ouverte même quand une trêve s’annonce. Sans souci de linéarité et de chronologie, le livre vrille en profondeur le cœur et l’esprit, tant la puissance d’évocation demeure entière au long de quelque 112 pages.
On le sait l’ennemi de la littérature — c’est le pathos ; ici se joue une polyphonie qui retentit par soubresauts et écarts des décombres. Noués, thanatos et éros organisent la dévastation- celle-là même qui tord la langue. Tout y boitille, se désarçonne, « les cris des mitraillettes précipitent les mots les uns contre les autres…» ; « ma langue à moi, l’ancienne, reste muette impuissante à décrire, impuissante à faire entendre, occupée dans l’usage du passé ».
Il faut aller vite, d’une page l’autre, car « chaque balle siffle le doute, chaque balle peut annuler le rendez-vous ».* Pourtant, certaine femme reste intrépide, traverse la guerre sans courir, soigne sa chevelure, apparente frivolité dont l’attention quotidienne dit, au contraire, l’esprit de résistance. Et toujours, le matin, la même litanie, pas de gaz , pas d’eau, pas d’électricité, on boit la bière chez le boucher, il faut encore et toujours se dépêcher car les quérulents là-haut sur la montagne ne se laissent jamais aller très longtemps à la contemplation.
Si Flaubert distinguait les écrivains du monde et les écrivains de style, les chasseurs et les compositeurs, Marie Frering déjoue une nouvelle fois les assignations, et ses phrases fulgurantes composent le livre qui nous manquait.
(*) Prismes, éd. Payot, 1986