Surprenant et singulier. Constellation, le premier roman d’Alain Lacroix est une véritable surprise. Ce jeune auteur (il est né en 1971) s’attaque à l’histoire européenne et à la plasticité des technocraties qui œuvrent en sous-main. Le tout est fascinant.
Emanuel T. et Stein, l’un Français et l’autre Allemand, sont les maîtres d’œuvre du «Projet», un rapport préconisant un nouvel équilibre des forces géographiques et économiques en Europe. Par-delà le fédéralisme, il s’agit de comprendre qu’il existe des régions qui peuvent composer par leur histoire et leurs intérêts de nouveaux centres de gravité. Mais la remise en cause des positions en cours n’est pas du goût de tous. De la diplomatie aux lobbies financiers incarnés par l’inquiétant Subor, le Projet crispe les postures. Ajoutons à cela que, rien ne se passant sans économie libidinale, le livre est traversé par une mystérieuse interprète (Eurôpé), et nous avons là un premier roman tout à fait original.
Alain Lacroix tient son motif, il trouve par son écriture et la composition de son roman une combinaison à la fois rare et ambitieuse pour un premier livre.
John Jefferson Selve. Pourquoi avoir choisi l’Europe comme thème et quasi-personnage principal de votre livre?
Alain Lacroix. L’Europe, c’est à la fois un espace-temps géographique, une construction politique, le nom d’une déesse grecque, et le lieu où nous vivons. Il n’y a pas de plus beau thème si l’on y réfléchit. En même temps, c’est un thème très ingrat à notre époque, doublé d’une question que chacun se pose perpétuellement: qui suis-je et d’où est-ce que je viens? Eh bien, d’Europe, serais-je tenté de dire, même si ce nom porte tous les fantasmes et toutes les confusions.
Dans l’écriture, il y a une dimension spatiale évidente: on essaie de se projeter mentalement dans un espace, de recréer une multiplicité de sensations qui lui sont liées. Si je devais définir la motivation profonde de mon travail, ce à quoi j’aspire secrètement, ce serait: restituer le sentiment d’espace. Alors quel plus grand territoire, quel meilleur champ de bataille pouvais-je trouver? Car l’Europe, c’est aussi le terrain de la guerre que se livrent les pays européens. C’est cela que j’ai essayé de décrire, en me projetant à travers les destinées de personnages qui évoluent dans les arcanes du pouvoir européen, et qui se livrent, eux aussi, une guerre. En ce sens, c’est aussi un roman politique.
J. J. Selve. Votre roman est à la frontière de l’essai, il y a derrière les personnages une coupe historique faite d’hypothèses à venir et de promesses non tenues - c’est aussi une réflexion sur les différentes fondations de l’Europe; pourquoi avoir choisi la forme romanesque et non pas celle de l’essai?
A. Lacroix. C’est une intention que d’avoir mené les deux formes de front, de les avoir construites en lien l’une avec l’autre. Cela fait comme une fiction dans laquelle viennent s’enchâsser des séquences théoriques: les deux cohabitent en parallèle, comme des lignes musicales qui parfois s’entrecroisent, ou alors se combattent. C’est en écrivant autour de cette inadéquation que j’ai compris mon projet initial: articuler la dimension de l’intime, du personnel, en lien avec la grande histoire et la politique, et donc avec l’Europe. Un romancier naturaliste, un narrateur de fresque historique aurait fait la symbiose: j’ai choisi pour ma part de refuser cette synthèse: c’est pourquoi l’architecture du livre n’est pas lisse, elle laisse apparaître la construction à la manière d’un work in progress. J’aime le terme, que quelqu’un a utilisé à propos de ce livre, de roman prospectif. J’aimerais avoir réussi à faire de la littérature prospective: quelque chose qui appartient à la fois à la réalité la plus brute et à l’imaginaire.
J. J. Selve. Quelles sont à ce titre vos influences littéraires?
A. Lacroix. «G» de John Berger est un exemple, pour sa construction audacieuse, et sa manière de prendre le lecteur par le col, à certains moments du livre, et lui demander ce qu’il en pense séance tenante, bref de dialoguer avec lui. C’est un des plus grands romans de la seconde moitié du XXe siècle, qui fait la jonction entre la tradition naturaliste anglo-saxonne, et une approche plus française, plus intellectuelle et distanciée. J’aime aussi le postmodernisme d’Heiner Muller, son côté déconstructeur fou: j’aime cette approche de l’histoire et de la forme, sa tendance à déstructurer, à violenter les faits, à tirer des ponts entre les époques. Beaucoup de philosophes sont également rentrés dans la composition de mon livre, comme des éléments chimiques destinés à créer du désordre: Sloterdijk, Deleuze, Zizek, Benjamin, Balibar, Jean-Luc Nancy.
J. J. Selve. Le tour de force de votre livre est de rendre passionnante la question européenne; il y a une plasticité et une féminité à l’œuvre que peuvent ressentir chacun de vos personnages, est-ce aussi le regard que vous portez actuellement sur l’Europe?
A. Lacroix. - L’Histoire qu’on veut nous faire gober est toujours l’Histoire officielle: c’est-à-dire une interprétation des faits, qui arrange les forces au pouvoir. Le roman est un des lieux où l’on a encore une liberté absolue. Je crois que sa fonction essentielle est d’attaquer frontalement les discours préconstruits, de tenter de les miner: c’est ce que je tente de faire en écrivant cette anti-hagiographie, cette vision du monde où nous vivons tel qu’il est en ce moment: une discontinuité absolue, une durée morcelée et des errements: et derrière cela, des instincts de prédation, le règne des intérêts particuliers. Ça, c’est mon côté politique. Après, ce que vous nommez féminin est peut-être une certaine façon de me couler dans la peau des personnages, d’essayer de comprendre leurs émotions et ce qui les anime. Disons que je contemple mes créatures avec le plus d’objectivité possible, sans les juger, en essayant de voir ce qui les sauve. Pourquoi Isabel M. et Stein se font la guerre et s’attirent dans le même temps. Pourquoi Emanuel T. ne peut qu’aimer dans l’extraterritorialité et dans une langue étrangère…
J. J. Selve. Les frontières semblent vous agacer, pouvez-vous nous en dire plus?
A. Lacroix. Au contraire, elles me semblent extrêmement riches, car si l’on y regarde bien, elles tracent des lignes purement abstraites à travers l’espace. D’autant plus subjectives qu’aujourd’hui les frontières du sol européen, je veux dire celles d’avant 1989, sont devenues purement immatérielles, je dirais presque… fictives - et là on recoupe le roman: les découpes du monde d’hier, en s’effondrant, sont comme délaissées par l’Histoire avec un grand H et redeviennent ce qu’elles sont à la base: une invention de toutes pièces, une pure matière fictionnelle. En résonance à cela, il me semble aussi qu’en tant que personnes, hommes et femmes, nous sommes également sous-tendus par de grandes lignes intérieures, avec des espaces très pleins à certains endroits, et des zones d’ombre ailleurs, des espaces en déshérence. A l’intérieur de chacun de nous, nous avons notre ennemi intime et héréditaire, mais aussi notre paradis, notre utopie. Il n’y a pas de question plus passionnante que la frontière.
J. J. Selve. Vous dites : « Europa glisse progressivement vers une logique anti-historique, un rôle de pure Cassandre, de modérateur mondial, de super-Scandinavie. Elle ne revendique aucune vision politique sinon celle du ”plus jamais ça”. Ce qui n’empêche pas les états souverains de continuer à jouer leur carte personnelle, par ailleurs.» Que faudrait-il pour que cela change?
A. Lacroix. Ah, je ne sais pas, c’est une question très difficile, ce doit être parce que je n’arrivais pas à y répondre complètement que j’ai écrit un livre là-dessus. Le fond du problème européen est de retrouver un élan créateur, de proposer une vision du monde, car il y en a une. Mais pour cela il faut qu’Europa se redécouvre. C’est comme si elle avait perdu sa dimension spirituelle, dès l’instant où elle a été enfermée dans un carcan factuel. Alors que c’est une idée qui dans un certain sens a toujours été là, qui a traversé les époques, depuis la Grèce antique jusqu’à la Renaissance, du règne de certains despotes éclairés jusqu’à certaines grandes percées républicaines. Mais voilà: dès l’instant où on l’a nommée elle a perdu son âme. C’est comme si, enfermée dans la forme de la démocratie représentative, elle avait tout à coup perdu son souffle. Si l’on y songe, c’est un problème intéressant, une tendance générale et actuelle de nos sociétés.
J. J. Selve. Le supranational, l’infrarégional, le biffement des frontières, apparaissent comme source d’une érotique nouvelle pour vous…
A. Lacroix. Quand j’écrivais, je me représentais chacun des personnages comme étant une région, un pays, une ville: Stein est l’Allemagne, Emanuel T. la France, Isabel M. est Paris, Carla est l’Alsace, Ann la Belgique, le vieux Neuman est la Suisse, Subor est la France qui pactise avec l’Angleterre. Les affects qui jouent entre ces hommes et femmes sont comme des rencontres de nations, des unions incestueuses entre les pays. Leurs rapports sont sous-tendus par l’idée de la transgression: ils jouent sur le plan personnel, ce qui est le contenu du grand jeu européen depuis au moins un millénaire. L’érotique est pour moi comme un code de combat, une rhétorique galante - et c’est aussi la langue commune, véhiculaire, que nous n’avons pas. Et puis, dans le vocabulaire politique: combien de fois a-t-on entendu parler du «corps bafoué de la nation», des «frontières violées», d’«incursions»: tout cela n’est-il pas éminemment érotique. Nous avons un rapport extrêmement charnel aux idées, non?
J. J. Selve. Le supranational, l’infrarégional, le biffement des frontières, apparaissent comme source d’une érotique nouvelle pour vous…
A. Lacroix. - Toujours sur un ouvrage composite qui entremêle des monologues de femmes, autour de questions politiques. J’essaie de faire la jonction entre Ulrike Meinhof, Nathalie Ménigon et Barbara Balzerani.
J. J. Selve. Sur quoi travaillez-vous actuellement?
A. Lacroix. Toujours sur un ouvrage composite qui entremêle des monologues de femmes, autour de questions politiques. J’essaie de faire la jonction entre Ulrike Meinhof, Nathalie Ménigon et Barbara Balzerani.
J. J. Selve. Que peut-on vous souhaiter?
A. Lacroix. Que ce livre passe une ou deux frontières.