Bien des livres, des films, des histoires finissent en eau de boudin. Et, sans que l’on sache vraiment quel est le goût de cette eau, on sent qu’elle est là pour noyer cette mauvaise fin où nous voilà rendus cahin-caha. Or voici un livre, rare et audacieux, qui commence, oui, commence en eau de boudin, au risque de ne pas être lu au-delà du dégoût de la première goulée. Et, pour désarçonner le lecteur intrépide qui plongerait d’un coup dans cette eau troublée, une coquetterie typographique vient l’en dissuader : les majuscules de début de phrase ont disparu, afin qu’après les points tout soit arasé, que pas une tête ne dépasse. On se demande si, dans la version allemande, dans cette langue qui majuscule les substantifs à tour de bras, l’hécatombe fut aussi sanglante. On ne sait pas quelle est la part de la traductrice, celle de l’auteur, dans ce piège tendu à l’addiction du lecteur : l’eau de boudin, en début de livre, est une drogue dure.
Tout ne commence vraiment qu’à la page 133, avec rappel du titre, Mourir de mère. Mais le lecteur n’est pas sauf des pages qui l’ont amené là : cette langue scandée qu’on a du mal à ne pas lire à haute voix, d’une savante familiarité, nourrie de répétitions, psalmodiée, ne s’adresse pas seulement à l’intelligence déroutée du lecteur, ballottée par les sauts d’un récit en spirale ressassée, elle s’adresse à son pouls, à sa respiration haletante et navrée de ne pas tout comprendre. Il n’y a rien à comprendre, juste à se laisser raconter des histoires, pour retarder le moment où Lentz dira que sa mère est morte. Des histoires tristes ou drôles, d’une ou deux visites à Isidore Isou, de dossiers poussiéreux qui recèlent l’histoire universelle, de places de parking à Rome, de couleurs qui cachent le noir et blanc du monde, du café dans un avion d’Alitalia, des histoires de cigarettes et de Wonderbra. Des histoires de bombe à retardement qui éclate à la gueule et au ralenti dans les cinquante dernières pages, où l’on se fout de la disparition des majuscules, du quart comme des deux tiers du livre passés, puisque Mme Lentz est morte le vingt août dix-neuf cent quatre-vingt-dix-huit, à soixante ans, d’un cancer de l’intestin. Point final. Tous ces nombres doivent être écrits en toutes lettres, tout doit être dit après qu’on a trop longtemps tourné autour du pot d’une eau qu’on ne savait pas si salée de larmes. Ces cinquante dernières pages de poésie clinique, qu’il faudrait recopier ici entièrement de peur qu’une citation courte en ampute le mouvement, l’élégance et la lucidité du chagrin, justifient le magma qui les précède, comme si la mort était le point final, celui qui ne sera pas suivi de la moindre minuscule, du long accouchement douloureux de la vie. Ou bien cette seule phrase sibylline : «Soit toute poésie parle de la mort soit la mort est poésie - soit toute poésie parle de la mort soit la poésie est morte.»