Sur le mur des fédérés, de leurs ongles, ils avaient gravé leurs noms : Danbuy, Jurat, Touquet.
Celui-ci se tient la tête entre les deux mains en attendant le feu. Son voisin se courbe avant le toucher de la balle. C’est ainsi que l’on meurt. Rescapée du poteau d’exécution, devenue folle et pute, Emmy recueille les confidences des soldats versaillais sur les bords du canal de l’Ourcq. Sa tête et l’amour lui jouent des tours. D’une voix qui comme une voile cherche l’océan, à notre humanité emporté au-delà de l’histoire de la Commune.
Quelque chose rougeoie au loin… L’avenir, oui, mais quel ?
L’écriture de Marie Cosnay est sensible et nerveuse. Elle passe de l’âpreté à la douceur et réussit, grâce au souffle qu’elle insuffle à ses phrases et à la belle alchimie qu’elle créé entre ses références et son imaginaire en éveil, à tisser les lambeaux (il ne peut pas en être autrement) d’une histoire qui déborde et dépasse celle qui sert, au départ, de cœur à son roman.
Comme toujours chez Marie Cosnay, le texte est aussi, et peut-être d’abord, une interrogation sur le langage, sur ses ressources, ses chausse-trappes, ses échappées, ses limites, ses étoilements inespérés.
À notre humanité
Marie CosnayLe 8 août 2010 par le hublot de la cuisine je vais surveiller l’état monotone de la lumière sur les palmiers malades qui n’ont rien à faire là. D’un côté, ce casier rectangulaire et étroit de verdure et lumière, de l’autre les fils tendus, des mâts finalement où sont accrochés les gros yeux concaves de l’éclairage avec ses tout petits fils entortillés. De longues plages claires volent jusqu’aux barres de la ZUP. Le mois dernier nous marchions le long d’une route déserte, des canyons s’échappait une poussière blanche qui nous montait jusqu’aux genoux. Ces moments de canicule dans un espace sans espoir donnent la réplique aux journées de l’ouest.
Gustave Courbet après sa sortie de Sainte-Pélagie peint des truites agonisantes. Les tableaux vivants sont défaits et grimaçants. Que peut-on peindre. Pour les discours pliés dans les feuillets que porte Phèdre sous le bras, Socrate accepte de quitter la ville et de s’allonger à l’ombre d’un platane sur les rives de l’Ilyssos. Pour connaître quelque chose des discours écrits sur les feuillets que tient Phèdre, Socrate parcourrait l’Attique entière. On s’allonge sous l’arbre. Il s’agit « de savoir s’il est bienséant ou malséant d’écrire, dans quelles conditions il est bon que cela se fasse et dans lesquelles cela messiérait ». En 1877 Gustave Courbet (fort grossi et exilé à Genève) commence à peindre Le Grand Panorama des Alpes, la dent du Midi. La dent blanche au coeur du tableau, horizontale et culminante, sépare le ciel et ses petites touffeurs des pâturages où un homme garde les bêtes ou rêve ou compose quelque chose. Courbet est alors sur le point d’accepter de payer les 323 091,68 francs dus au gouvernement de Jules Simon afin que soit rétablie la colonne Vendôme. Il paiera trente fois *** francs. Il rentrera à Paris et reverra sa soeur Juliette. Peut-être ne le fera-t-il pas. Ses amis exilés ne sont pas amnistiés et sans doute ne tiendra-t-il pas à partir seul, malgré la fatigue et la nostalgie. Le 16 mai 1877 Mac-Mahon dissout le gouvernement de Jules Simon. Le duc de Broglie, monarchiste, devient premier ministre. Le duc de Broglie, Mac Mahon, Jules Simon et les années passées désespèrent Courbet. On dit que Courbet abuse d’absinthe. On dit que son tour de taille mesure 140 centimètres. Le peintre abandonne la grande dent du midi. On ne sait si les bêtes, en bas, dans le pâturage alpin, entourent leur berger-poète pour l’écouter comme on écoute Orphée ou veillent son agonie. Courbet meurt le 31 décembre 77. Il ne payera pas le reboulonnage de la colonne Vendôme.
En 1947 Ramon Sender, dont la femme et le frère ont été assassinés en 1936 à Zamora par les fascistes, publie Le Roi et la Reine où un homme qui est un homme comprend qu’il est un homme. Le père Sender installa ses deux enfants en sécurité à Bayonne avant de partir se battre en Aragon avec les troupes anarchistes. Le peintre MirÒ explique quelque part (ou l’explique-t-on à sa place) qu’après la guerre civile ses couleurs explosèrent. Bram Van Velde pendant la deuxième guerre mondiale et après un mois passé à la Villa Chagrin connut une mélancolie comparable à celle qui affectait son ami Samuel Beckett. Elio Vittorini écrit en 1956, dans la postface à l’édition d’Erica et ses frères que s’il en interrompit l’écriture, à laquelle il se tint de janvier à juillet 1936, ce fut pour cause de guerre civile espagnole. En 1945 il explique dans une lettre à Alberto Moravia qu’Erica est bel et bien un roman inachevé. « J’envie les écrivains qui sont capables de s’intéresser à leur travail même pendant que des épidémies et des guerres font rage. Beaucoup des oeuvres que nous lisons aujourd’hui existent précisément à cause d’une semblable capacité ; et cette capacité, j’envie beaucoup ceux qui la possèdent, je la considère comme une qualité qui peut rendre grand un écrivain et je la recommande aux jeunes, mais je ne la possède pas. Un grave événement public peut, hélas, me distraire et provoquer un changement dans l’intérêt que je porte à mon travail. (…) C’est ainsi que l’éclatement de la guerre civile en Espagne, en juillet 1936, me rendit soudain indifférent aux développements de l’histoire à laquelle je venais de travailler pendant six mois d’affilé. »
Chaque paysan rescapé italien inspecte, en l’année 1946, chaque centimètre d’une terre porteuse de mines et de mort. Le paysan laboure sa terre après qu’il l’a mathématiquement nettoyée. Cependant il arrive que le paysan explose avec sa vache et sa charrue sur une mine imprévue, une mine anti-char, enfouie plus profondément que les autres ou échappant aux logiques de l’enfouissement. Alors on place un écriteau sur la terre qui fut à la main déminée. Mines – tout ce travail pour rien, paysan et vache morts. Dans Les Femmes de Messine, un jeune homme déterminé adosse à un remblai une jeune fille à qui il dit, plein de confiance et de joie : je t’ai dit que je te prendrais et je te prendrai. C’est une satisfaction que beaucoup ont eue, répond la jeune fille qui s’appelle Syracuse. Quand le jeune homme approche, la jeune fille s’élève, monte le buste pour éviter la bouche du jeune homme. Le reste elle s’en fiche un peu. Mais la bouche. à deux doigts de l’échec elle crie au visage du jeune homme : fasciste ! De sa bouche à la bouche du jeune homme, fasciste. Le jeune homme qui a une tête de voyou s’assied. Pourquoi tu dis ça ? Le jeune homme n’est plus fringant du tout, il est funèbre, écrit Vittorini. Il se concentre, s’agenouille, se relève, s’agenouille de nouveau. Fasciste ! Alors qu’il forçait la jeune fille contre le remblai. Fasciste ! Et il s’arrête.
Le 15 mai 1871, Ch. Beslay, Jourde, Theiz, Lefrançais, Eugène Gerardin, Vermorel, Clémence, Andrieu, Sérailler, Longuet, Arthur Arnould, Victor Clement, Avrial, Ostyn, Fraenkel, Pindy, Arnold, J. Vallès, Tridon, Varlin, Courbet signent une déclaration, dite « déclaration de la minorité » : ils ne se présenteront plus à l’Assemblée, refusant la décision et le vote de la majorité de la Commune qui a abdiqué son pouvoir pour le remettre aux mains d’un comité qu’elle appelle de salut public. « Nous revendiquons au nom des suffrages que nous représentons le droit de répondre seuls de nos actes devant nos électeurs sans nous abriter derrière une suprême dictature que notre mandat ne nous permet pas de reconnaître. » Beslay, Jourde, Theiz et les dix-huit noms qui suivent sont membres de l’Internationale, de la presse radicale et du parti révolutionnaire. Jacobins et blanquistes composent la majorité qui vota pour la création du comité du salut public. Benoist Malon, absent le 15 mai, signe une déclaration postérieure où il dit accepter tous les termes de la « déclaration de la minorité » et refuser, dans la révolution sociale et prolétarienne inaugurée le 18 mars, des réminiscences de 1793. Malon, dans la Troisième défaite du prolétariat, raconte 13
qu’après l’échec de Bergeret et Flourens au Mont Valérien, après que Versailles a attaqué Meudon et Châtillon et que Duval a été tué (et quand c’est Louise Michel qui le raconte l’héroïsme est teinté d’une triste douceur), les prisonniers furent nombreux. Malon rapporte ce qu’a écrit un officier supérieur versaillais. Parmi les prisonniers se trouvait « bon nombre de repris de justice et de condamnés militaires ». Des repris de justice comme les nôtres, dit à peu près Malon, en avez-vous beaucoup, Messieurs les honnêtes gens ? Parmi nos repris de justice, se trouvait le savant le plus compétent, l’un des hommes les plus sympathiques, les plus honnêtes, les plus remplis de dévouement et de bonté, Benoist Malon veut parler du géographe élisée Reclus, auteur de La terre. Le frère du plus savant et du plus généreux des hommes, élie Reclus, écrit rougir de la manière dont sont traités ces premiers prisonniers de Versailles. Leurs vêtements déchirés dans la lutte, affamés, épuisés par les insomnies, blessés, ils sont conduits sur les promenades puis à Satory, les mains liées dans le dos. De belles dames leur donnent des coups d’ombrelles au passage. Des vieillards, des coups de canne sur les crânes. Lorsque deux jeunes gens, spectateurs modérés, s’approchent d’un des vieillards et à voix basse l’exhortent à garder son calme, une dizaine d’anciens sergents de ville en civil se ruent sur les adolescents qu’ils mènent en prison. Quand ils arrivent à Versailles, certains prisonniers ont les oreilles arrachées, les visages et les cous déchirés. Sur le champ de bataille, dans les yeux des morts, les belles dames fouillent du bout de leurs ombrelles. Avant que la colonne des vaincus de Châtillon soit conduite sous escorte d’ombrelles à Satory, les prisonniers sont installés en cercle sur le plateau. On fait sortir du cercle quelques soldats. On les agenouille dans la boue et les fusille sous les insultes. La publicité qu’en fera Versailles est connue. Bêtes fauves et misérables, voleurs, bandits et repris de justice. Les écrivains iront plus loin. *Les monstres du coeur, *les difformes de l’âme, ceux que l’incendie amuse, que le vol délecte, les bêtes puantes, les bêtes venimeuses, les gorilles de la Commune, écrit Théophile Gautier, qui fait en octobre 1871 ses Tableaux du siège. à Satory, 1685 prisonniers sont enfermés, les uns contre les autres, dans un magasin de fourrage. Ils se relaient pour s’allonger un moment sur la paille humide et n’ont pour boire que l’eau de la mare où pissent les gardiens. élie Reclus écrit que parmi ces hommes qui défilèrent le 5 août sous les cannes et les ombrelles, après qu’ils eurent été vaincus à Châtillon et que les chefs eurent été fusillés, « était l’homme que j’aime, que j’estime et que je respecte le plus au monde ». Il parle de son frère le géographe.
- 112 pages 12€
- Collection : Made in Europe
- Thèmes : politique histoire
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mars 2012 — 140 x 210mm - ISBN : 978-2-915018-71-4