L’assistant réalisateur parle avec assurance. Il y a des gens qui savent faire ça. Peut-être que, littéralement, une équipe d’assureurs protège ses paroles.
…Comme les mains d’un pianiste dans un film de Lubitsch ! Lequel ? Je ne me souviens plus.
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Tu m’écoutes Manon ?
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Couper, c’est-à-dire ?
- Tu coupes une partie des scènes de nuit. Tu coupes toutes les scènes d’hôtel. Et tu reprends quelque part à l’aube. On n’a plus les moyens de tourner ici, c’est trop cher ! Michel va essayer de négocier une journée, en argumentant qu’on paye la suite royale pour Anna depuis trois jours… Mais sans garantie. On coupe, on tourne un jour à l’hôtel au maximum, on part lundi au gymnase de Monteil et on est dans les temps.
Je le regarde un instant, d’un air qui le désarçonne. Les yeux dans les yeux, sans rien dire. Mon métier à moi n’exige de ne montrer aucun visage particulier. Il me permet aussi de ne pas avoir à répondre directement à un assistant réalisateur.
« Tu coupes »
Avec quelle vulgarité il ose parler d’un scénario. Il me dit ça, comme ça, couper toutes les scènes d’hôtel, couper le meilleur du film. J’ai passé sept ans à écrire et réécrire ce film.
Cent cinquante mille euros viennent de s’envoler du budget, je le sais, on m’a appelé pour ça, on m’a dit qu’il y avait des « petites modifications » à venir faire en urgence sur le plateau. Mais « tu coupes toutes les scènes d’hôtel », ça, non, on ne me l’a pas dit.
L’assistant réalisateur se retourne vers le réalisateur, son mouvement préféré quand il ne sait plus quoi faire. Il me jette un dernier regard, comme devinant ma pensée.
- Manon a l’air énervé. Je dis simplement qu’on est coincés.
Patrick Demarchelier, le réalisateur, se rapproche. Je l’ai toujours trouvé à la fois intrépide et lâche, avec une équivalence si étrange qu’elle force mon admiration. Patrick se râcle la gorge.
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Le problème c’est que si on coupe ces dix scènes, on ne comprendra plus rien à la trajectoire du personnage. Le cœur de sa remise en question est ici, quand elle se retrouve enfermée toute la nuit dans l’hôtel. C’est grâce à cette nuit qu’elle prend toutes les décisions importantes qui suivent, c’est un millefeuille construit à partir de ce qu’elle ressent dans la nuit.
- Ok Patrick, mais là l’équipe est derrière la porte, je fais quoi ?
Cent cinquante mille euros évaporés. Personne ne le sent encore. Les costumiers discutent en rhabillant la magnifique comédienne Anna Niemski, les électros tirent des câbles, la scripte fouille dans ses rapports, la cheffe déco choisit les accessoires avec l’ensemblier pour la scène suivante. Tous ignorent que cent cinquante mille euros étaient là, et qu’ils n’y sont plus. Demarchelier et son assistant ne peuvent plus tourner le film que Manon a écrit. Ni les électros, ni la scripte, ni Anna Niemski ne peuvent plus raconter cette histoire. Couper, oui, il faut couper.
Mais où ?
- Ça ne doit pas être si compliqué ! ajoute l’assistant réalisateur. Ce sont des scènes assez longues par-dessus le marché.
« Par-dessus le marché ». D’où vient cette expression ? Une référence aux bombes larguées sur Guernica peut être.
- Ecoutez, nous coupe Patrick, ça n’est pas si simple. Il faut laisser du temps à Manon pour repenser l’histoire. On est vendredi, laissons là travailler ce week-end, et dimanche soir on revoit le plan de travail ensemble. Vincent, ça te paraît possible comme ça ?
L’assistant réalisateurlève les yeux vers le metteur en scène, le visage blanc. S’arrêter, et prendre des décisions plus tard. Rester immobile. Pour lui, c’est à peu près la définition du chaos.
Il prend la moitié d’un instant pour réfléchir. J’éprouve pour la première fois de la compassion pour l’homme sec à la voix cassante qui, quand il s’accorde un moment de réflexion, fait face à toute une équipe. Sa pensée est limitée à quelques secondes, au plus une minute. Je ne peux concevoir un métier où la pensée me serait limitée à une demi-minute, scrutée par dix acteurs, chef op et chef déco, qui se demandent à quelle heure ils vont aller déjeuner.
- D’accord. Je vais appeler Michel.
Pour le moment, le directeur de production en question n’a pas reçu la nouvelle, l’annulation du préachat de la chaîne TV lui a été signalée par mail, mail qu’il n’a pas le temps de regarder : il est occupé avec d’autres problèmes.
Le film d’auteur ! Si chic, si prestigieux.
Le producteur produit plusieurs films en même temps, j’écris trois long métrages, une série 20x3 minutes, je fais des consultations pitch pour une boîte de marketing et je dois aussi finir de préparer mes cours de scénario de ce soir car eux au moins me payent à l’heure travaillée. On fait un peu de tout. Je dis souvent à ma mère : « On est des couteaux suisses ». Pas les couteaux de cuisine de luxe aimantés aux murs des cuisines des stars hollywoodiennes. Des micro-couteaux-suisses, plantés dans la terre pendant un bivouac près du réchaud, rouillés, dégueulasses. Des opinels même. On est des opinels.
Je me demande si c’est« coupure » - l’horrible mot - qui m’amène à faire des comparaisons entre le cinéma et une batterie de cuisine. Ou si simplement j’aimerais occire celui qui me demande un travail considérable non rémunéré le temps d’un week-end.
L’assistant réalisateur tourne les talons. Il n’a pas le droit de s’appesantir sur sa propre frustration.
- Bon. Alors… Écrivez bien. Bon week-end.
« Écrivez bien ». La bonne blague. Mais je me détends. J’ai du temps. C’est tout ce dont j’ai besoin : un peu de temps, pour couper le temps du film, trouver la coupe.
Mon dieu. La coupe ! Je parle comme lui. Il faut que je sorte d’ici !
C’est une ellipse dont on parle, c’est ça, le mot.