Et tenebrosa ibat sola sub nocte per umbrum
Perque domos Ditis vacuas et inania regna
Je n’ai pas l’habitude de surcharger les livres qui m’intéressent d’exégèses, de commentaires érudits. J’écris autour, à côté, dans les marges, et n’ai pas la prétention de substituer la glose aux textes, ou de les engloutir sous leurs palimpsestes, mais juste d’y adjoindre quelques mots personnels, une amicale contribution. Et, en ce qui concerne celui de Victoria Horton, il s’agit plus de reconnaissance que de connaissances. La littérature que j’aime, c’est celle qui donne envie d’écrire…
Eh bien, voilà, j’ai déjà eu l’occasion de le dire en diverses circonstances : j’aime décidément Victoria Horton, son humour et son élégante cruauté, mis au service d’un regard acéré et d’une écriture coupante comme un scalpel. Ni concession ni pathétique, il s’agit d’utiliser cet outil pour débrider le passé comme on débride une plaie… Vider, mettre à plat, récurer, épurer… Se récupérer malgré ce qui aurait pu être un long et lent désastre…
Mener à bien ce Grand Ménage sous la forme innocente de la réminiscence d’une enfance latiniste, catholique et bourgeoise (on imagine de solides chaussures en cuir bien cirées, on imagine des chaussettes montantes, des jupes en tissu écossais fermée par de gigantesques épingles de nourrice dorées, des croix pectorales, enfin, tout ce qui rend les petites enfants de Marie laides et désirables), quitte à n’en pas faire un compte rendu exhaustif. Réminiscence dont la mise en perspective ne cesse d’évoquer comme par hasard et incidence les bouleversements des années cinquante (et particulièrement la fin de l’Empire), en tout cas, les frémissements qui les annoncent et que personne ne semble vraiment ressentir du côté du Trocadéro, sauf sous la forme de vexations personnelles… Du non-sens, un discret sourire, parfois, de la caricature vengeresse, et beaucoup de pudeur pour présenter le tout… De la nostalgie aussi, car il y a toujours un douloureux désir de retour lorsqu’on raconte l’enfance, cette nostalgie délicieuse qui fait penser à la « douleur délectable » que ressent celui ou celle qui agace du bout de la langue une dent cariée… Volupté des voluptés, il en est de plus bizarre… Mais « Le plaisir est ennemi de la vertu », dit-elle : Voluptas est inimica virtuti. Citation pour citation, on pourrait bricoler dans les marges du livre de Victoria Horton une sorte de petit dialogue composé d’exemples types (compléments du verbe, ablatif, double datif) :
— Utor memoria (J’utilise ma mémoire).
— Hoc erit tibi dolori ! (Cela te fera souffrir)
La mémoire, c’est la dent malade ; la douleur, l’écriture…
J’y suis d’autant plus sensible que c’est aussi mon tourment personnel que cette maladie du dire jamais réduite par une parole qui se cherche depuis plus de soixante ans. Peut-être faute d’avoir cette netteté du constat que fait la narratrice (enfin) affrontée à la mort du père : « Pour parler net, j’attendais sa mort avec une certaine impatience… » Après, que peut-on faire du marin saoul, de toute cette viande avachie pas du tout pensante ? Que peut-on faire du corps (du cadavre) ? C’est la seule question, quand on y réfléchit bien… Shave his balls with a rusty razor… Souvenir d’un corps d’homme dans sa splendeur… Put him in the long boat till he’s sober… Quel que soit le prix de cette baleinière, chêne verni avec poignées en laiton vieilli, façon antiquaire… « Si bien que nous en avons maintenant terminé lui et moi. » Premier amour, il faut bien que ça se termine - si l’on veut vivre…
En attendant, la mère éternellement souhaitée, exonérée de son rôle par son Assomption au Paradis des jolies mamans futiles, « [sa] taille de guêpe dont elle était si fière, le port gracieux - et ce sourire fait de malice et de gaieté », hostile et devenue bien vieille au soir à la chandelle, plus inaccessible que si elle était morte… À ses pieds, sa narratrice son admiratrice, « désespérément modeste, comme â côté de son destin. »
Et la morte, justement, Margaret, la seconde épouse du père, la « gentille marâtre », enfuie en Afrique, décédée à Londres, loin de son Oregon natal, le seul amour : « Au-delà du simple éloge funèbre sans trace et sans descendance charnelle, je voulais parler de cet amour-là. Je n’ai parlé que d’elle, c’est mieux ainsi sans doute, ou c’était impossible autrement, on ne parle jamais d’amour. » Mais si. Dernier texte du livre. Photo de couverture. Car il s’agissait de cela, de ce beau souvenir heureux, celui de Margaret, après tant d’ironie, d’apparent cynisme, toutes ces larmes rentrées, quelques pages émues, où l’on parle enfin ouvertement d’amour, comme si tout menait à cette ultime évocation (où l’on échange le latin contre l’américain et les saints cantiques contre la country)… Souvent l’écriture, même la plus délibérée, comme celle de Victoria Horton, a ses pièges: cette « intention du texte » qui s’impose in fine au lecteur comme à l’auteur… Ainsi, toute lecture est-elle en soi de l’ordre de la réinterprétation et de l’équivoque. Tant mieux…