Paris, printemps 1954. Mon père vient d’acheter, assez cher, un griffon ; il le rapporte dans ses bras et le dépose sur le tapis de la salle à manger. Le chiot est tacheté de blanc et de roux, comme un petit veau de Normandie. C’est l’année D pour les chiens de race, mais celui-ci s’appellera Sacha, au diable les modes et les règlements. On le soignera bien, on le dressera tout en douceur, il est déjà si mignon, il faudra penser à réclamer son pedigree oublié chez le marchand, perdu qu’on était dans l’enthousiasme et la contemplation de la portée de sept, et les affres du choix, mais l’essentiel, c’est qu’on a pris le meilleur.
Sacha grandit vite et beaucoup et ne tarde pas à se révéler largement mâtiné ; son poil s’allonge et boucle, cachant presque ses yeux, qu’il a noisette, comment fait-il pour y voir clair. Il voit, pourtant, il voit aussi bien qu’un chien peut voir, et sous la frange de poils blancs on aperçoit ses yeux, des yeux qui parlent, un regard, ce chien a un regard, dit mon père. On le sort, on le montre, oh ! le superbe épagneul, est-ce bien un épagneul breton ?
On se renseigne. L’épagneul, avec cet arrière-train déjeté, c’est un chien de femme. Sacha a bien meilleure allure ; s’il a la bouille sympathique du griffon, et de l’épagneul la couleur, il est déjà trop grand pour être l’un ou l’autre. Il y a forcément, en lui, autre chose, l’empreinte forte d’une autre ascendance, qu’on ne saura pas.
Le marchand de chiens a déménagé sans laisser d’adresse. Sacha est le plus beau bâtard dont on pouvait rêver.
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Il y aura bientôt dix ans que mon père a laissé toute sa famille en Angleterre, s’est exilé en France, pourquoi ? Il lui arrive bien, lorsqu’il est de mauvaise humeur, de tonner contre la France et les Français, leur goût des théories inapplicables, leur méfiance de l’étranger, de la boue et de l’herbe, de la nature en général, leurs rêves de grandeur à la Napoléon — mais il ne saurait vivre ailleurs ; il lui faut donc s’implanter, trouver sa place dans l’histoire humaine, se fabriquer de nouvelles racines, imaginaires, certes, mais sensibles ici et maintenant.
Alors il s’achète une maison de campagne en Touraine, et sa vie prend un tour nouveau. Entre ces murs, on succède à plusieurs générations de familles nécessiteuses, dont la dernière a déserté les lieux dans les années trente ; c’était le quartier des pauvres, ici, Monsieur !
La maison est en ruines, tant mieux, on la rebâtira à sa convenance, en respectant autant que faire se peut le souvenir de ceux qui y vécurent, la misère en moins.
Au milieu de la salle, noués au poteau qui soutient le plafond, quelques bouts de rubans poussiéreux, sans couleur, les vieux racontent qu’en certaines occasions les enfants dansaient autour, une nuée d’enfants, ah ça Monsieur ils étaient prolifiques ! Mais quelle occasions ? Que fêtaient-ils donc ? On connaît le nom de la famille qui vécut ici, presque rien de son histoire, un descendant peut-être pas loin, dans les HLM de la ville voisine, on lui rend visite humblement, on l‘interroge, il a tout oublié, ou alors il ne veut rien dire, c’est qu’on voudrait le beurre et l’argent du beurre.
Après consolidation du plafond, on retire le poteau aux rubans. On transformera la salle en salon, l’appentis en cuisine, la remise en salle de bains.
On n’ira plus aux HLM.
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Mais chaque jour, mon père prend sa voiture. Longuement, passionnément, il explore le pays, ses chemins, ses sources, ses églises romanes, ses cafés-bars, ses habitants. Il va, bravement, au-devant du monde ; il se montre, aussi. Tous connaissent maintenant la vieille décapotable noire immatriculée 75 et l’Anglais, irréductible mais pas fier, qui sans poser de questions observe tout, participe à tout, n’a jamais peur d’un petit verre de blanc, apostrophe les notables tout en se faisant sa place parmi eux, bavarde avec les paysans et vient aider à la moisson, se choisit une femme de ménage et semble faire son miel de chaque chose.
Si bien qu’un jour, il rencontre Marcel.
Marcel est vraiment d’ici, il saura lui donner les clefs qui lui manquent ; les usages, les paroles, les gestes, prendront désormais pour mon père un sens qu’il ne pouvait leur donner seul.
Marcel, c’est aussi l’homme qui sait parler aux chiens. A Paris, Sacha s’ennuie dans l’appartement, c’est un grand enfant vigoureux à l’imagination débordante, il a besoin de se dépenser et il faut croire qu’il se dépense aux heures de bureau : les voisins se plaignent, écrivent des lettres recommandées. Désormais, Sacha vivra chez Marcel, on le reprendra pour les vacances et les longs week-ends, comme on ferait pour un interne.
Marcel est chasseur ; à l’entrée de sa cour, un enclos de grillage où tournent quatre chiens, qui ne sortent que pour la saison. Ils aboient beaucoup, on ne s’entend plus parler, taisez-vous les chiens, allez-vous vous taire à la fin, bond’la d’bond’la. Sacha paie sa pension, il aura droit à un traitement plus humain : il vivra à la maison, s’ébattra librement dans la cour et accompagnera son gardien partout : il a sa couverture dans la Juva4.
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Marcel est assez fin pour faire comprendre au chien qui est son véritable maître. Mon père se gare devant la porte de la cour, très haute, faite d’un panneau de grillage à poules défoncé accroché le long d’une perche qu’on soulève en la délogeant de son anneau de fil de fer. Sacha a reconnu le bruit du moteur et se précipite, se dresse en jappant à toute force, pose ses pattes de devant sur les épaules de mon père et lui fait fête à grand bruit durant un petit quart d’heure : voyez comme ce chien est intelligent, comme il me reconnaît. Ah ! Sacha, tu as grandi !
C’est un bel adolescent maintenant. Mon père m’explique : pour un chien, on multiplie l’âge par sept ; c’est comme s’il avait quatorze ans, tu comprends ? Je me perds dans les calculs ; l’an prochain, il aura vint-et-un ans et moi dix, on ne multiplie pas pour les enfants, dans deux ans j’en aurai onze et lui vingt-huit, quel âge aura-t-il quand je serai une grande personne ?
Vous avez fait bonne route ? Allez ! On va boire un coup à la maison.
On passe d’abord devant le grand appentis ; sous le toit de tôle rouillée, des rouleaux de grillage, un tas de bois pour la cuisinière, des seaux et des baquets, deux brouettes, des planches et des pieux, tout un attirail, on achète peu, on ne jette rien.
La maison est bâtie de longs pains de tuffeau blanc mangé par la pluie et le gel, on dit ici pierre de taille, tout simplement. Courant sous la gouttière, bien visible en hiver quand la treille est dénudée, le dessin bleu du sulfate. On aperçoit au fond de la cour l’étable aux biques avec des mangeoires, des caisses en bois remplies de paille pour les poules, des perchoirs et la resserre aux fromages, les cages à lapins, et les cabinets au fond de la cour. On passe auprès de l’ échelle du grenier ; on pousse la porte de chêne gris, entrez, entrez donc, allez ! Je nous rince des verres.