Jacques Josse est né en 1953 à Lanvollon, dans les Côtes d’Armor. Très tôt il s’intéresse à la poésie. Vers vingt ans, il découvre les poètes de la « Beat Generation ». Ce sera pour lui une véritable révélation qui viendra bousculer de fond en comble sa manière de penser et d’écrire. A partir de cette expérience décisive, son besoin de découverte sera insatiable. Il anime la revue Foldaan de 1980 à 1987 et crée les éditions Wigwam qu’il définit lui-même comme une « anthologie personnelle » où il publie de 1991 à 2010 pas moins de quatre-vingt écrivains, certains parfaitement inconnus. Sur remue.net et sur son blog, il rédige inlassablement des notes de lecture et nous fait partager son regard, à la fois pertinent et généreux, sur des auteurs trop souvent oubliés par les circuits officiels de la « critique ». Il est par ailleurs Président de la Maison de la Poésie de Rennes.
Mais Jacques Josse est essentiellement un poète. Sa poésie, il l’exprime généralement en prose. Ce sont souvent de courts textes, finement ciselés, d’une telle précision descriptive que l’auteur parvient à nous faire déambuler avec lui dans Rennes, Brest ou Bruges, comme si vous y étiez… sauf que ces villes il les a réinventées au fil de son écriture, leur donnant ce supplément de réalité qui, justement, s’appelle poésie. Dans son dernier livre, Cloués au port, il reconstruit un lieu en rassemblant des éléments épars, un port, un café, un cimetière, des personnages, qui existent ou ont existé, mais ailleurs. C’est là, dans cet endroit reconstitué, donc un lieu d’écriture, que la mémoire individuelle, celle de Jacques, mais aussi collective, celle de la Bretagne, se met à l’œuvre, avec son étrange pouvoir de restitution, d’invention, et même de transfiguration. Lire ce livre est un vrai et rare bonheur.
Alain Roussel : Bonjour Jacques. Je suis très heureux d’avoir avec toi cet entretien. Nous allons essentiellement parler de ton dernier livre : Cloués au port. Mais auparavant je crois utile d’évoquer les commencements.
Tu as souvent fait allusion à l’influence des poètes de la Beat Generation tels que Ginsberg, Kerouac, Corso, Snyder sur ton désir d’écrire. Ils ont certainement servi de détonateurs, mais ce qui m’intéresse d’abord c’est le cheminement plus intime. On vient rarement à l’écriture par hasard. Quels sont les éléments de ton enfance et de ton adolescence qui t’ont poussé à écrire ? Par quel cheminement ?
Jacques Josse : Le cheminement débute probablement dès lors que je suis né dans une famille où la parole n’était pas facile. Une famille nombreuse, pauvre, silencieuse. Mes parents n’étaient pas disponibles pour entendre ce que je ressentais intérieurement. Ni moi ni mes frères et sœurs d’ailleurs, et c’était normal. Ils avaient d’autres préoccupations, bien plus vitales. Dans ces conditions, le plus simple est de prendre une feuille de papier, un crayon et de noter ce que l’on n’a pas pu dire. J’ai ainsi commencé à écrire de courts poèmes vers l’âge de douze ou treize ans. C’est à moment-là que j’ai également dû quitter ma famille pour partir en pension. Je revenais les week-ends. J’étais très solitaire et j’avais beaucoup de mal avec mes camarades de classe. Ne pratiquant pas le foot ni aucun autre sport collectif, je m’en allais courir tout seul et ça me convenait bien…
AR : Je présume que ton écriture a pris aussitôt la forme d’un journal intime ?
JJ : Non, ce n’était pas un journal intime. A la même époque, j’ai découvert la poésie. C’est elle qui m’a aidé à écrire. Je notais mes émotions, sensations, doutes, déceptions ou autres morceaux d’humeur en essayant de les transcrire sous forme de poèmes, tous très classiques, alexandrins, sonnets, imités de Baudelaire, de Lamartine, du Rimbaud des débuts, bref ceux qui étaient au programme, parmi d’autres, au début des années soixante au collège. Jusqu’à presque vingt ans, je me suis adonné à ça. Je ne montrais évidemment rien à personne. Et puis, un jour, vers 1972 ou 73, j’ai découvert par hasard les poètes de la « Beat Generation ». D’un coup, ça a été le déclic, un autre monde s’ouvrait, une réalité insoupçonnée. C’est Jack Kerouac que j’ai lu en premier. Le rythme de sa phrase m’a tout de suite chamboulé. Les poèmes de Mexico City Blues en particulier. J’y ai trouvé une sorte de respiration qui me correspondait bien et qui bousculait vraiment tout ce que je connaissais. Je me suis dit : « C’est ça, c’est là qu’il faut aller, creuser, découvrir, pelleter du poème ». Après tu déroules et tu découvres peu à peu tout ce à côté de quoi tu as failli passer…
AR : Souvent, tes écrits ont pris la forme de carnets, avec cette volonté de situer le temps et le lieu. Tu t’inscris dans la vie, avec ses lignes de fuite. Ce peut-être Bruges, Brest ou Rennes, généralement dans un de ces cafés que tu affectionnes tant. Ce peut-être une longue dérive, à partir de ton appartement où, regardant par la fenêtre, à l’affût de ce qui se passe réellement dans la rue, tu poursuis en même temps par l’imagination Jack Kerouac avec lequel tu noues durant la nuit un dialogue infini. Dans Cloués au port, tu es dans le territoire de tes origines. Parle-nous de ce lieu et des rapports qu’il entretient avec ton écriture ?
JJ : J’ai situé Cloués au port au pied des falaises de Plouha, dans la baie de Saint-Brieuc, en un lieu où l’on repère d’un côté le cap Fréhel et de l’autre l’île de Bréhat. C’est un port presque fictif. Ce que je décris existe bien sûr mais pas à cet endroit. J’ai simplement tenu à assembler là un tas d’éléments dispersés : le café, le cimetière, la mer, le port, la plage. Tous ces lieux sont en moi, et le seront toujours. Je les porte pour les avoir fréquentés pendant de nombreuses années et je m’y promène encore souvent. Certains fragments de paysages évoqués ici se trouvent plutôt dans ce que l’on appelle les « terres », c’est à dire à 7 ou 8 kilomètres du littoral, mais je les ai tous transposés au bord de la mer. Quand j’écris, je mets de côté ce qui est stricte réalité autobiographique. Pour moi cela n’existe qu’en filigrane. Je ne dis pas ça pour me dédouaner mais tous ces êtres sont des personnages créés, des êtres de papier qui doivent mener leur vie dans le texte, dans l’écriture en faisant semblant d’être réels, de chair et de sang. Ceci étant dit, ces personnages inventés empruntent des « morceaux de vie » à diverses personnes côtoyées un peu partout. Ils portent en eux des aspects de la personnalité des autres. Cela forme une sorte de patchwork identitaire un peu bancal, mais c’est comme ça qu’ils existent. J’ai même l’impression que tous s’inventent en partie au fil de l’histoire. A moins que ce soit ma mémoire qui les crée puisque tout part d’elle. Elle déforme, elle est source de fiction en ne restituant jamais les faits à l’identique, elle invente et ajoute son grain de sel à des séquences qui se mettent à exister de façon autonome…
AR : La réalité n’existe pas, en effet. Elle est ce qu’on en fait aussi, à travers la mémoire, à travers l’écriture. L’écriture est souvent plus réaliste que la réalité même. Dans ton livre, et je crois que cela fait intimement partie de l’âme de la Bretagne, les morts sont parfois aussi vivants que les vivants. J’aimerais que tu nous parles de ça…
JJ : C’est pour ça que j’ai mis en exergue une citation de Patrick Kermann qui est auteur de théâtre, connu pour sa pièce La Mastication des morts montée en 2000 au Théâtre du Rond-point : « Ce n’est pas parce qu’on est mort qu’on n’a plus rien à dire. » En Bretagne les morts errent en permanence entre le monde des vivants et celui des disparus. Le livre d’Anatole Le Braz, La légende de la mort chez les Bretons armoricains, est à ce sujet assez significatif. C’est un peu notre Livre des morts tibétains. Toutes les légendes, tous les contes, tout l’imaginaire et la mémoire collective de Bretagne sont plus ou moins liés à la disparition terrestre. Les morts sont là. Ils ne sont pas totalement absents, ils ne font que dormir, rêvent et nous rêvent. Ils sont logés dans les mémoires et nous accompagnent en restant invisibles. Les vivants n’existeraient pas sans les morts qui les ont précédés. Et les morts ne durent pas si les vivants ne sont pas là pour les évoquer. C’est pour cela que le cimetière est un lieu important. Il n’est jamais morbide. Quand je découvre et visite telle ou telle ville, je n’oublie jamais d’aller faire un petit détour du côté des tombes…
AR : A propos de mort, la mère de Jimmy joue un rôle singulier dans ton livre. Petite, elle accompagnait sa nourrice qui était accoucheuse à domicile, restant toutefois à l’écart, dans le landau. Bien plus tard, adulte, elle faisait la toilette des morts. Il y a là quelque chose de très fort. C’est comme si elle accouchait les morts…
JJ : Inconsciemment elle boucle la boucle. Parfois même, elle a pu assister sans le savoir, dans son enfance, à la naissance d’une personne dont elle fera plus tard la toilette mortuaire. Dans le livre, l’église est bondée lors de ses obsèques. C’est normal. D’une façon ou d’une autre, sa présence, même fragile, a un jour ou l’autre touché toutes les familles du village…
AR : Dans Cloués au port, le style d’écriture est remarquablement juste, adapté aux gens et au lieu. C’est tout un territoire qui s’exprime à travers toi. C’est toi qui t’exprime à travers tout un territoire. Par cette osmose, le lecteur entre en communion. Comment entres-tu en écriture ? Chaque écrivain a sa méthode : quelle est la tienne ?
JJ : J’avance par fragments, pas à pas. Il faut qu’il y ait le lieu, souvent la date, les personnages, l’action, et que la possibilité narrative se mette en place tout doucement. Quand c’est là, ça peut donner des livres de quelques dizaines de pages. Je n’écris pas de gros livres. Dans Cloués au port, j’ai essayé de rassembler quelques uns des morceaux qui se trouvaient auparavant en grande dispersion dans mes carnets en créant une unité de lieu : le café, le port, le cimetière. Au départ, je ne savais pas que cela allait se passer ainsi. C’est le hasard. Quand j’écris, je démarre à l’aveugle. Je veux être surpris. Ce qui compte, ce n’est pas le but à atteindre mais le lent cheminement. J’écris directement sur ordinateur et ensuite je corrige en essayant de donner de la densité au texte. De temps en temps, je peux me laisser emporter par un rythme ou une situation, mais je sais que je devrais revenir en arrière pour récupérer le sens que j’ai alors perdu en cours de route…
AR : Quels sont tes projets ?
JJ : Je zigzague au gré d’une petite déambulation dans la ville de Rennes. Je le fais selon mon propre parcours, ma propre intimité. Je me promène dans la ville en ricochant de souvenirs en souvenirs. Je débute par la zone industrielle. J’y ai bossé durant trente ans. C’est la première chose que j’ai vue en arrivant. Dans une deuxième partie, je pars sur la trace de quelques écrivains qui sont passés par là, à un moment ou un autre. Et je termine en évoquant quelques lieux précis qui me ramènent à une rencontre, une scène particulière, un fait divers… etc.