Le bar ouvre sur une place avec église, cimetière, commerces, parking et monument aux morts. Pour trouver le capitaine, c’est le soir qu’il faut venir. La porte reste souvent grande ouverte. Il suffit d’entrer, de saluer, de s’asseoir et de capter quelques unes des bribes de phrases qui volent au ras du comptoir. Entre six et huit, il se pose, s’accoude, fidèle, exact au rendez-vous. Pedro lui sert des doubles à intervalles réguliers. Lui, il boit, s’essuie les lèvres, parle, s’arrête, réfléchit, reparle. D’emblée, sa stature en impose. C’est un bloc. Un massif teigneux doté d’une force de cheval, disent les rares qui s’y sont frottés. Visage oblong, pommettes saillantes, œil aux aguets, il parait capable de saisir en un instant les détails infimes qui surgissent, se trament, se nouent tout autour. Il possède en outre de nombreuses histoires en réserve. Quand il se lance, quand il égrène, distille, dispatche, il semble difficile de l’interrompre. Il ne s’arrête que pour se désaltérer et pour s’éponger le front.
Assis près de lui, un autre, un du genre gringalet, un plus que maigre, un squelettique au menton plat qui culmine à peine à 1m 60 du sol et qui s’appelle Jimmy, a l’air de boire ses paroles. Un temps, celui-ci fut grutier au-dessus du nouveau port, visionnant le paysage d’en haut et déposant, au millimètre près, blocs de pierre, parpaings, poutrelles et plaques métalliques sur le chantier en cours. Mais un jour ses mains se mirent à trembler et les manettes à se dérober sous elles. Il fut interdit de cabine, muté à terre et licencié peu après. On mit l’inattendue survenue de la tremblote sur le compte de l’alcool. Depuis, il vivote et circule à mobylette d’un hameau l’autre.
Le palabreur apprécie ce frêle acolyte. Il aime sa retenue, sa discrétion et son sens de l’écoute. A soixante-quinze ans, il compte à son actif, outre l’âge et la carrure, une flopée de voyages, de lectures et de rêves plus ou moins éveillés que son voisin ne peut espérer atteindre. Il lui parle en particulier. Il lui tape sur l’épaule. Se remémore de vieux épisodes :
«Jimmy, du temps où tu tournoyais dans les airs comme un oiseau en cage, on avait peur, nous ici, que la mécanique soudain défaille à cause des vents fous et que tu finisses aplati, rétamé, réduit en becquetées fines idéales pour le hors d’œuvre des goélands nichant sur l’île d’en face ».
Il murmure, tonne, s’amuse, pleure, s’énerve, se crispe, menace ou s’apaise selon l’humeur. Au havre, où vin, bière et alcools forts coulent en continu, tous le nomment « capitaine ». L’appellation revêt des allures de titre. Et c’est bien ainsi qu’il faut la prendre.
Il débarque en fin d’après-midi. Il entre, accroche veste et casquette à la patère et va s’installer au bar. Il pose son tabouret à côté de celui de l’ex-grutier. Demande si tout va bien. Jimmy répond que oui. Sa mère ne peut plus s’alimenter mais ils l’ont mise sous perfusion. Il n’est pas inquiet. A l’hôpital, le personnel veille. Elle se trouve entre de bonnes mains. Se nourrit d’eau, de sucre et de vitamines. Quant à lui, à part les tremblements de plus en plus marqués du matin, ce qui l’oblige à soutirer, sitôt levé, deux ou trois verres de suite au cubi, sinon il ne pourrait déjeuner sans renverser son bol ni se raser sans s’entailler les joues, à part ces petits désagréments quotidiens, tout va pour le mieux…
« Hum, hum », lâche le capitaine qui, peignant du plat du pouce la broussaille de ses sourcils, débute alors son monologue. Il s’exprime à demi-mot. Part d’un rien. Une idée, un hasard, un lieu, un livre, un nom lui traversent la tête et le voilà lancé. Il ne parle presque pas de lui. Préfère, la plupart du temps, convoquer les autres, les invisibles, ceux qui jadis s’activèrent au bord d’un formica usé, écrivains sortis de nulle part ou morts natifs du coin, avec lesquels il a instauré depuis des lustres un dialogue à distance. Ces longs colloques, seul à seul avec les ombres, n’ont pas vraiment de fin. Il les poursuit, tard le soir, de retour chez lui, un verre de whisky à la main, face au large, dans le silence d’un salon au fond duquel trois planches adossées au mur et chargées chacune de plusieurs centaines de livres tachés, jaunis, écornés forment ce qu’il appelle sa bibliothèque.