Regarde, regarde, je les vois tous dans l’espace noir, les imagine, par-delà, regarde, ferme, ferme les yeux, laisse-toi aller, regarde, vois un ventre dans un ventre, lui-même dans un ventre qui est aussi dans un ventre, là encore dans un ventre, et ainsi de suite. Je. Belle image étendue de poupées russes enceintes encastrées. Et puis dans certains ventres, un ventre vide ; dans d’autres, des monozygotes, mille ventres flanqués de dix mille jumeaux, cent mille ventres flanqués d’un million de faux jumeaux, certains eux-mêmes en gestation, d’autres non, ou plus, ou pas encore. Ceux qui ne sont plus en gestation sont morts, dit-on. Revivent parfois. Puis s’éteignent à nouveau, flétrissent comme les plantes annuelles. Elle voit des mondes se développer, entrer sortir. Non des étoiles, ces ventres, mais des univers, poches qui enflent, poupées les unes aux autres imbriquées, et leur nombre autant que leur schéma logique échappent à la raison. Seul point commun, seule condition de vie, ce à quoi on reconnaît ces ventres, infimes ou gigantesques qu’importe, c’est qu’ils contiennent tous, dans leur hauteur ou leur sommet, une sorte de galette rougeâtre et spongieuse telle une gélatine sableuse hyper vascularisée, oui ! remplissant les mêmes fonctions qu’un placenta : la communication entre l’extérieur et l’intérieur de la poche, ce ventre. Va-et-vient grouillant, flux libres. Échange.
La Folle joue avec la langue, s’exprime presque de la même façon qu’en pensée, ça coule, syntaxe claire malgré l’hermétisme anguleux de son discours parfois désordonné, là est toute la force et l’autorité de sa voix, l’aplomb de sa conscience, elle hésite peu sinon par quelque effet de son humeur, ce pouls du ton, la mesure de sa musique.
Sa rêverie s’arrête, la roue libre de son esprit — qui ne connaît ni frottement ni aspérité — s’écharpe et s’abrutit au contact du réel, mais pas tout à fait. Elle se réveille et ouvre un oeil, pose sa main, la droite peut-être, entre ses seins jeunes et fermes, elle n’a que 27 ans, la pulpe de son index tournoie doucement, sensuellement presque, autour de la zone sensible sur le mitan des côtes, où elle se caresse. Certains pourraient y voir de l’érotisme, alors qu’elle, elle verse une larme à l’endroit même de son doigt travaillant la peau et les nerfs, entre inspirations et expirations, au noeud même du plexus solaire, et au-dessus.
Soudain, elle se lève, fait quelques pas, agite sa tête comme un chien s’ébroue, s’étire et se tortille et très puissamment elle se projette avec tout le poids de son corps contre la porte de sa chambre. Une porte légèrement spongieuse semble-t-il, avalant un peu la tête. Une porte molle. Un bruit sourd se fait entendre malgré tout, un bruit contenu, intérieur. Bris étouffé.
Elle s’effondre, le front net sur le sol. Une large bosse écarlate et dure émerge quelques centimètres au-dessus de ses yeux.
Dans la violence de l’impact, elle a dû craquer le cartilage de son nez car du sang coule généreusement, forme un halo splendide et pictural tout autour de sa tête étalée sur le plancher; un halo tel ceux des Saints. Un halo comme une mousse. Mais peut-être est-ce la porte elle-même qui a saigné ?
Elle reste là, gisant à terre, inerte. Chose seule. Ne plus. Folle.
Dans un coin de la chambre, du robinet d’un lavabo coule goutte à goutte et depuis longtemps, un liquide épais violet tacheté de paillettes brunes. Comme si l’hygiène gluante des cieux bouillonnants venait se concentrer et baver là, depuis le mitigeur.