Je n’ai pas pour habitude de répondre aux annonces des journaux. En vérité, le seul fait de les lire m’a toujours semblé une expérience déprimante, une vraie perte de temps. Si, quand j’avais vingt-cinq ans, quiconque m’avait dit qu’un jour je répondrais à une annonce de rédacteur anonyme sans être autrement motivé que par une curiosité amusée, je lui aurais ri au nez. Et si j’avais pu prédire que je le ferai bel et bien, je n’aurais jamais, j’en suis sûr, embrassé la carrière des lettres. Mais c’est une vérité que révèle l’expérience, une vérité mélancolique, cette tendance à faire à l’âge de cinquante ans maintes choses qui ne nous seraient pas venues à l’idée vingt-cinq ans plus tôt. La vie, comme on dit, est ainsi faite.
Il n’y a rien de tel que la nécessité pour rabaisser l’amour-propre. Un jeune génie aimerait mieux balayer les rues que compromettre son intégrité. Mais, un jour, quelqu’un vous demande d’écrire une critique. Rien de mal à cela, surtout si vous êtes intrépide, incorruptible, résolu et indifférent aux flatteries. Puis, sans l’avoir cherché, vous vous retrouvez en charge d’une chronique dans un journal ; au début, elle semble profonde et pleine d’esprit mais, au bout de quelques mois, tout le monde trouve qu’elle a perdu son intérêt, qu’elle est devenue terne et anodine. Bientôt, on vous invite à relire une anthologie de poésie contemporaine. Si les choses tournent mal, il est fort possible que vous composiez ensuite un recueil de limericks obscènes ou que vous corrigiez un manuel de collecte de fonds. Et si elles tournent vraiment mal, vous pourriez finalement vous retrouver en train de répondre à une annonce de rédacteur anonyme – et vous dire qu’après tout, c’est là une chose on ne peut plus postmoderne.
C’est ainsi que j’ai rencontré Torquil Tod. Et c’est ainsi que j’en suis arrivé à écrire ce récit, dans la crainte mortelle que Tod décide de se passer de moi parce que j’en sais trop, parce que j’ai été le réceptacle de tout ce qu’il m’a révélé sur lui et m’a ordonné de rédiger. Pourquoi ? Si je connaissais la véritable réponse à cette question, je me sentirais davantage en sécurité. Mais les motivations de Torquil m’ont toujours échappé, en fin de compte. Très souvent, j’ai cru avoir trouvé la clé, j’ai cru avoir enfin réussi à me repérer dans le dédale de sa psychologie tortueuse ; mais en réalité je n’ai cessé de me fourvoyer sur les fausses pistes et les impasses de sa pensée, de me perdre dans ses contradictions provocatrices. Or c’est un trait caractéristique de ma propre psychologie de ne jamais avoir été capable de tolérer l’incertitude. Si je me savais condamné, il est probable que je ne tarderais pas à accepter cette réalité, que je prendrais toutes les dispositions nécessaires, mettrais mes affaires en ordre et me tournerais vers des considérations plus élevées. Cela se ferait dans un ordre déterminé, avec une certaine rigueur et même, peut-être, avec le sentiment d’un but à atteindre. Mais marcher dans les rues de sa ville natale en songeant qu’on peut à tout moment se faire assassiner, sans être à même de dire, du moins rationnellement, pourquoi cela est tout à fait probable ; sans la moindre preuve matérielle contre son assassin potentiel sinon celle rédigée d’après ses mots à lui mais qu’il pourrait nier catégoriquement ; sans être soi-même certain de ne pas être un peu fou – tout cela est incohérent au possible. Or j’ai toujours détesté l’incohérence.