Le Livre d’Amba Besarion

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Besik Kharanaouli

Le Livre d’Amba Besarion

Il y a beaucoup de demi-sagesses, de considérations triviales, de sentences vaines où la pensée erronée est exprimée sous forme d’aphorismes, mais le lecteur ne doit pas oublier que ce jeu auquel nous invite l’auteur obéit à une règle : celui qui n’aime pas mes pensées, qu’il me laisse regarder dans les siennes. C’est pour cela qu’au moment de dire, c’est absurde, nous devrions nous rappeler que l’absurdité et les bêtises sont nombreuses et différentes et que la sagesse est beaucoup plus rare et moins spectaculaire. La condition nécessaire à l’existence de la sagesse est l’ignorance. Bref, dans Le Livre d’Amba Besarion, c’est comme dans la vie.

Temouraz Dojachvili Tchveni mtserloba (Nos Lettres), 31 octobre 2003

La rivière court, l’homme pense et crée. Le héros lyrique de ce livre est un être libre : il a donc la permission de l’auteur de marcher, de parler et de ne rien laisser inaperçu, inéprouvé, inexprimé sur son long chemin. Un chemin difficile, inattendu et bigarré, à l’instar de la vie.
De la vision du monde d’un moine ascète jusqu’aux pensées confuses d’un vagabond reflétées dans les monologues d’un enfant, chaque voix ainsi que chaque forme – prose, vers rimés ou vers libres – de cette œuvre polyphonique jouit des mêmes droits et des mêmes forces, et tente de donner l’intégralité d’un monde fragmenté, qui prend ses origines dans un passé lointain.
Dans Le Livre d’Amba Besarion, il n’y a pas d’appât pour attirer le lecteur, ni fil conducteur ou énigme à deviner. « Seulement l’aventure humaine sans rectification, dépourvue de sens : la vie de l’homme quand il n’est personne, quand il n’est rien, quand il est lui‑même.

On dirait que chacune de ses phrases sort du néant et se disperse dans l’infini. Ces phrases sont les fragments d’une pensée entière et invisible à laquelle la douleur ne donne pas la possibilité de se désintégrer.

Manana Kvatchantiradzé Ostaotri saati (24 heures)

Chacun peut lire cet ouvrage déroutant, tantôt comme l’œuvre d’un rigoureux maître de santé morale tantôt comme celle d’un poète lyrique désenchanté.
Dans une Géorgie dévastée par le communisme, un homme erre seul, sans but, à travers son pays en ne prêtant nulle attention aux huées des villageois qu’il rencontre. Sa canne, telle une baguette de sourcier, se met à « vriller comme un cyclone » dès que ceux-ci tentent de lui arracher son manteau. Amba Besarion est-il ermite, pèlerin ou tout simplement fou ? C’est le regard d’un enfant, premier narrateur de cette œuvre polyphonique, qui osera considérer cet anachorète aux semelles de vent comme un être libre - et rien de plus.
Délibérément inscrit au ban d’une société où chaque vélléité de changement s’enlise dans le chômage et l’alcoolisme, Amba Besarion conserve une forme de sérénité en s’obligeant au dénuement, Diogène errant, il prend la parole pour délivrer sa vision désenchantée du monde où perce néanmoins l’exigence de droiture stoïque face aux injustices des hommes. Besik, l’enfant qui le premier a vu en Amba Besarion un modèle d’affranchi, finit par le confondre avec son mentor. Ainsi en est-il de tous les personnages du Livre d’Amba Besarion : leur identité mouvante compromet toute distinction entre eux et Amba, Besik, sa mère, son chien, les voisins ou d’autres villageois ne forment plus qu’un individu.

Né en 1939 à Tianeti, Besik Kharanaouli, couronné par le prestigieux prix littéraire Saba, est considéré comme un des plus grands écrivains de son pays. Le Livre d’Amba Besarion, traduit du géorgien par Marie Frering et Omar Tourmanaouli, a été rédigé pendant la décennie qui a succédé à l’effondrement de l’URSS. À mi-chemin entre le recueil d’aphorismes, le poème incantatoire et le récit fantastique, cet ouvrage dresse moins le constat d’une société qu’il ne médite sur la difficulté de vivre en général. Pour preuve, le décor géorgien du livre s’efface peu à peu au profit de lieux anonymes et intemporels. Son héros anachorète a des airs de Zarathoustra sur la montagne dont le propos se nourrirait d’influences complexes. Volontiers cynique, Amba Besarion est tour à tour freudien (« Les enfants grandissent sur le terreau fertile de la tragédie de leurs parents »), misogyne (« Le piège va très bien aux femmes » ; « La femme donne la liberté à un homme selon sa propre tare : une femme simple pardonne, une femme étourdie n’est pas jalouse »), camusien (« Un des traits essentiels de la charité est qu’elle contourne le vrai »)
À l’opposé, des accents bibliques, faits d’anaphores multiples, de références à l’Ecclésiaste, à l’Apocalypse, ou au mythe de David et Goliath colorent le propos d’Amba et le style de Besik. De sorte que chacun peut lire cet ouvrage déroutant, tantôt comme l’oeuvre d’un rigoureux maître de santé morale tantôt comme celle d’un poète lyrique désenchanté. Sans doute les deux dimensions coexistent elles dans cet auteur-narrateur-personnage principal qui s’ingénie, selon la formule de Romain Rolland, à « allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ».

Alexandre Drier de Laforte Centre National du Livre
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Besik Kharanaouli Besik Kharanaouli

Besik Kharanaouli

Besik Kharanaouli est né en 1939 à Tianeti (région du nord-est de la Géorgie, dans les montagnes du Caucase). Il a fait des études universitaires de philologie à Tbilissi. Il pub...

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Peu de romans, peu de poésie nous parviennent de Géorgie, où le mur du silence tombe graduellement : la voix de Besik Kharanaouli porte enfin jusqu’à nous.
C’est à l’âme qu’il parle, d’un temps ancien d’où remontent des vagabonds, tel Amba Besarion. Besik Kharanaouli a passé son enfance dans un coin montagneux de la Géorgie orientale, lieu de syncrétisme du paganisme et du christianisme. Longtemps les chants populaires, les prières qui célèbrent encore aujourd’hui les cultes païens, les légendes s’y transmettaient de génération en génération.
Lieu de transition entre l’Orient et l’Occident, la Géorgie, toujours convoitée, a connu l’emprise perse, byzantine, romaine, ottomane, arabe, mongole, russe, soviétique, sans diluer ses particularités mais en agrégeant ces multiples influences. Comme l’on sait, les enjeux géopolitiques n’ont pas faibli et la guerre de l’été 2008 en rappela la virulence. Du monde de Besik Kharanaouli s’échappent tant de polyphonies - vision d’un moine ascète, monologues d’un enfant, pensées confuses d’un vagabond -, tant d’attentions à la nature : « La rivière court, l’homme pense et crée. »
Dès les années 50, il renouvela la poésie en y introduisant des vers libres, renonçant au maniérisme et au pathétique littéraires en vigueur. C’est une littérature « non engagée », de veine fabuliste aussi inacceptable pour les pro- que les anti-soviétiques. D’autres ont glissé entre les lignes leur aversion du pouvoir, allant jusqu’à faire l’éloge de l’indépendance.
Le Livre d’Amba Besarion (Quidam Éditeur) n’a ni fil conducteur, ni appât pour embrigader le lecteur, parce qu’il dit « seulement l’aventure sans rectification, dépourvue de sens : la vie de l’homme quand il n’est personne, quand il n’est rien, quand il est lui-même ». Modeste et fabuleuse ambition, qui avance en aphorismes, apophtegmes, adages et haïkus. Extraits exaltants : « Le poète sent sans cesse qu’il est quelqu’un d’autre, c’est pour ça qu’il essaye de ressembler aux autres. » À l’école de « verslibriste » qu’il forma aux côtés de Tedo Bekishvili, Mamuka Tsiklauri sait que « le fou voit, voit plus, beaucoup plus qu’une plume ne peut écrire ».
La langue géorgienne, comme le basque d’ailleurs, appartient au groupe des langues ibéro-caucasiennes, mais seul le géorgien possède un alphabet spécifique. Deux genres coexistent, l’animé et l’inanimé qui agissent la mythologie si riche et si particulière qu’a notamment étudiée Guiorgui Chervachidze. Pour la traduction du Livre d’Amba Besarion, l’écrivain Omar Tourmanaouli a remanié une version initiale avec la strasbourgeoise Marie Frering afin de rendre en français et le plus justement l’âme du texte de Kharanaouli. On doit d’autres adaptations françaises de la poésie en ancien géorgien à Bernard Outtier, spécialiste des littératures caucasiennes.
Encore aujourd’hui, la scolarité au lycée français de Tbilissi demeure un gage de grandes éducation et culture, il arrive souvent que l’on vous aborde dans la langue de Molière au coin des rues de la capitale. Du Livre d’Amba Besarion, on garde précieusement en mémoire que « ça, c’est la terre, pas la patrie / ça, c’est le lieu, pas la maison / ça, c’est l’habitude, pas le désir ».

Veneranda Paladino Dernières Nouvelles d'Alsace, 27 février 2010

Une expérience de lecture déstabilisante et originale.