La raison aurait voulu qu’ils s’éloignent. Anton savait où ils se trouvaient. Suffisamment à l’écart de la ville. Les rumeurs couraient, mais personne n’avait vérifié la réalité de ces camions de migrants marquant un arrêt dans le coin. Et puis, si c’était vrai, cela ne devait arriver qu’une ou deux fois l’an, alors. Ce n’était qu’une étape irrégulière.
Anton avait appris à éviter avec soin les lieux dans lesquels les embrouilles fleurissaient comme pâquerettes et boutons d’or au printemps. Son instinct le guidait, et ne le trahissait jamais. Là, il le somma d’aller voir de plus près.
Il rattacha la laisse de Windy à son harnais, et lui demanda avec douceur de rester proche de lui, collé à ses jambes. Anton était lui-même grand, et déjà costaud. Il savait cependant qu’il ne pourrait rien contre la volonté du chien si ce dernier décidait de bondir. Il savait aussi que le lien qui les unissait était plus fort que tout. Ils se faisaient confiance.
Ils s’approchèrent de la lisière, pour se poster sur une butte. À l’abri d’un bosquet d’arbousiers et de genêts, ils identifièrent sans mal la source des bruits. Malgré la nuit tombée depuis une bonne heure, la lune éclairait un bout de route bosselée, couverte de cailloux et de morceaux de goudron, qui achevait là sa course en forme de cercle. Sur les bordures, on distinguait les vestiges de tables et de bancs de pique-nique. Peu de gens connaissaient cet endroit, auquel on accédait par un chemin à moitié abandonné. La rocade l’avait rendu obsolète.
Y était stationné un poids lourd aux parois blanchâtres, et sur elles, un logo défraîchi vantant les mérites d’une société de transport. Parquées contre le flanc côté forêt, une quinzaine de personnes attendaient les commandements d’une paire de gardes. Ces derniers surveillaient en riant les membres du groupe qui allaient se soulager à quelques mètres à peine, devant tous les autres, avant de les rejoindre avec docilité.
Il ne la remarqua pas tout de suite, sidéré par ce ballet sordide et par le fatalisme avec lequel les réfugiés se conformaient aux directives. Comme si baisser la tête sans plus la relever avait asséché à la longue leurs cordes vocales, tué toute intention de manifester de la colère. Ils devaient être épuisés par les mois de route, ne rêvaient que de vrais lits, même alignés sommairement dans un gymnase. Après tout, ils n’avaient jamais été aussi proches du but, pourquoi courir le moindre risque maintenant ?
Ce sont les cris, détonants et enfantins, qui alertèrent Anton, alors qu’il s’apprêtait à rebrousser chemin, parce que ces passeurs étaient dangereux, parce que sa propre vie était assez sombre comme ça.