C’est un beau soleil d’août qui s’achève aujourd’hui. La femme de Jean-Baptiste Simonin se prépare tranquillement. Elle s’habille avec nonchalance ; elle enfourne un vieux jean tout râpé, enfile un corsage échancré et puis après, quand elle se sent bien belle avec elle-même, elle plie tout doucement sa blouse amidonnée. Et puis après encore, elle vérifie une dernière fois sa trousse de travail. Tout y est : le stéthoscope obsolète, quelques ampoules d’adrénaline, des tranquillisants aussi et la boîte à piqûres, sèche et bleutée. Elle échange au loin quelques mots avec sa mère, une banalité, ultimes recommandations pour le dîner des filles qui ne sont pas encore rentrées. Et elle s’esclaffe devant les mimiques du chat installé sur le gros canapé et tout en riant recherche, fébrile, les clés de la voiture et elle s’énerve un peu et les agitant, retrouvées enfin, raconte à sa mère qu’elle sera de retour demain matin au lever du jour : «En même temps que l’autre.»
C’est un beau soleil d’août qui s’achève aujourd’hui. La femme de Jean-Baptiste Simonin est belle. Elle est belle de cette beauté solaire, incertaine, que lui donnent les années passées et qu’elle accepte avec fulgurance et qu’elle prend sans trop se démener. C’est posé là tout simplement. Et puis quand elle s’embarque dans la longue voiture noire, sa mère, plantée sur la véranda, comme un amant désenchanté, lui souffle : «Au revoir ma fille.»
C’est un beau soleil d’août qui s’achève aujourd’hui. Elle roule facile, se concentrant à peine sur la route étroite, dialoguant sans cesse avec un inventé placide, confident utile et elle lui dit tous ses soupirs d’être à la colle avec quelqu’un qui n’est pas vraiment là et qui à chaque fois, à chaque intempérie de la vie se retranche dans des douleurs passées et à venir et qui se précipite, ah ! cette précieuse réponse, dans les duperies ordinaires de l’existence. Elle n’est pas fâchée. Elle veut juste comprendre et s’organiser avec ça. Elle lui dit encore qu’elle l’aime et que je l’ai vraiment choisi pour être le père de mes enfants et que je veux lui donner mon corps encore tout mon corps encore et je veux qu’il en use à sa guise, d’ailleurs je te le dis, j’aime ses doigts qui s’agrippent à mes fesses rebondies. Et elle dit : «J’ai tellement envie de le comprendre.»
C’est un beau soleil d’août qui s’achève aujourd’hui. Il fait nuit étoilée comme d’habitude. Et comme d’habitude, elle range sa voiture à une place qui lui est réservée, comme d’habitude elle salue quelques collègues eux aussi en retard, comme d’habitude elle se presse, le pas pourtant indolent, vers le hall vitré des urgences et comme d’habitude elle s’y engouffre, fière et accomplie, comme d’habitude elle soupèse toute la malédiction des hommes aplatis devant elle et comme d’habitude elle amarre ses reins, ses fesses rebondies, ses bras aussi, ses deux jambes presque fines, toute la félicité de ses raisons et comme d’habitude elle se dit : «Je suis parée pour vous.»
Celle-ci veut te voir, lui vocifère impatiente l’infirmière de garde, elle a déjà demandé pour toi et elle t’attend depuis un moment. C’est la vieille Olga, une habituée de toutes les lunes rondes, une toquée en locks qui sent la papaye bien fumée, une suiveuse à petits pas, une marcheuse au ralenti, une promeneuse immobile. Une solitaire en bermuda. La femme de Jean-Baptiste Simonin la supporte un peu. Même, elle connaît aussi les constats qui lui font du bien. Manman…, c’est une voix douce qui ne se force pas, Manman… comment tu vas ? Et Olga qui lui dit : C’est toujours la même chose… j’ai des tremblades qui commencent dans mes jambes et qui finissent dans le fond de la tête et ça m’épuise… tous ces mots qui sont après moi… ils veulent rêver… prendre mon corps… comme des démons… fais moi partir. C’est souvent les mêmes peurs qu’elle proclame et c’est souvent que la femme de Jean-Baptiste Simonin lui prend les mains, les attache comme un gros cœur, les chauffe aussi et sans paroles, l’une qui lave l’autre, d’un regard la couche sur un brancard tout rouillé et c’est souvent qu’elle lui dit de rester-là, rester-là étendue, plate et attendre que tout ça se passe et s’en remettre aux vicissitudes cachetés et puis s’endormir dans la nuit constellée. Et s’entendre dire un peu avant de plonger: «Elle est bien chanceuse celle-là.»
Les couleurs artificielles grandes gueules blafardes trop longues des couloirs ne se confondent pas avec le chagrin des hommes alités. Celui-ci est continu, souple et silencieux, rond, muet, bavard et désordonné et sans aucun éclat. Il s’insinue partout comme un cyclone d’août. La femme de Jean-Baptiste Simonin ne distingue pas le temps qui s’ébroue dans les dédales de l’hôpital. Elle cherche, quoi une radio pour untel, quoi une biopsie pour unetelle. Et elle s’épuise tout le temps dans ses consultations. Et elle recherche aussi une arithmétique recousue, c’est-à-dire une réparation pour alléger son trouble consistant et c’est surprenant, c’est ça, ça ressemble à un grand silence et parfois à une trop grande exaltation, c’est jamais pareil, toujours en contradiction, en mouvement surtout et pourtant si soudainement tout. Et puis elle se dit : «Me voilà toujours à côté de mes pompes.»