La modernité envisage la nature comme une substance purement matérielle. Elle est désenchantée, vidée de tout mystère ; dieux et démons en ont été chassés. La nature a été rationalisée, réduite à quelques équations mathématiques : elle n’est plus qu’un réservoir de matières premières au service de l’homme qui n’a plus qu’à l’exploiter. Pénétrer dans les Forêts noires de Romain Verger, c’est pénétrer de plain-pied dans un univers singulier. Romain Verger adopte un point de vue préscientifique, un point de vue ancestral, animiste. Comme c’était le cas dans Grande Ourse, la nature, loin d’être inerte, possède une âme ; elle grouille d’énergies parfois positives, plus souvent négatives : elle est une inquiétante matrice, source de vie et de mort. Cela se ressent d’autant plus que l’écriture de Romain Verger, élégante et poétique, dégage des odeurs : elle sent la terre et les feuilles mortes humides et fait ainsi vivre la nature plus qu’elle ne l’a décrit. Des forêts de Sologne à la Mer d’arbres du Japon, le narrateur nous invite à un inquiétant voyage en lui-même…
Éric Bonnargent : L’action de Forêts Noires débute au Japon, dans un petit village non loin du Fujiyama, à la lisière de l’étrange Mer d’arbres (Aokigahara Jukai). Comment avez-vous eu connaissance de cet endroit et pourquoi avoir choisi ce lieu ?
Romain Verger : Je suis tombé sur un reportage de CNN dans lequel on évoquait le chiffre croissant de Japonais qui s’y suicident tous les ans (une augmentation due à la récession et au chômage). J’ai tout de suite été fasciné par cette destination des désespérés, non pour les raisons avancées, qui n’intéressaient pas ma fiction, mais je trouvais cette idée très belle : qu’un lieu puisse concentrer un tel pouvoir magnétique et morbide, dans une esthétique paysagiste finalement plus romantique que fantastique, d’autant que cette forêt s’étend au pied du Mont Fuji-Yama, un volcan qui a toujours exercé une forte attraction, pour Hokusai comme pour tant d’autres. J’y ai tout de suite vu une sorte de pôle, de nombril ou de matrice où les hommes éprouvent le besoin de revenir pour mettre fin à leurs jours. Par la suite, j’ai utilisé Google Earth pour survoler les lieux, faire des repérages et des observations, exactement comme le fait mon narrateur au début du roman. Je me suis appuyé sur ces images satellitaires et quelques photographies trouvées ça et là pour construire l’épisode japonais.
Éric Bonnargent : Cette forêt et celle de Sologne où se déroule l’enfance et l’adolescence du narrateur, ces forêts noires donc, sont ambivalentes car la vie et la mort semblent d’y être donné rendez-vous. Elles sont gorgées de vie et pourtant, à l’image de ces champignons cueillis par le narrateur, constituent des menaces permanentes. D’où vous vient cette perception si inquiétante de la nature ?
Romain Verger : Si la nature m’a toujours subjugué, elle ne m’inquiète pas à ce point ! Il reste peut-être en moi quelque chose de l’enfance liée à sa perception… c’est possible, mais c’est d’abord ce que j’ai voulu restituer pour ce projet-là : ce que la nature peut avoir de réellement inquiétant pour un enfant. D’abord parce qu’elle n’est pas encore le résultat d’un ensemble de processus physiques et biologiques. Elle forme une constellation de manifestations déconnectées les unes des autres, de phénomènes auxquels l’enfant ne peut donner sens qu’en ayant recours à son imaginaire, à des connaissances encore fragiles et mal assises, à des croyances confuses empruntées aux contes, aux mythes, à ses propres observations, à la façon toute fantasmatique dont il découvre, appréhende le monde et le laisse infuser en lui. Pour Forêts noires, il s’agissait d’entrer dans ce jeu des confusions et de susciter l’inquiétude par l’écriture. William Blake disait qu’il pouvait regarder le nœud d’un morceau de bois jusqu’à ce qu’il l’effraie. D’une certaine façon, j’essaie de travailler la nature par l’écriture jusqu’à ce qu’elle en devienne effrayante.
Éric Bonnargent : La confusion entre le réel et l’imaginaire, entre le réel et le fantastique est omniprésente, notamment avec le personnage de l’homme enterré et surtout avec celui de Vlad. Le narrateur voit-il, vit-il ce qu’il dit voir ou vivre ?, c’est au lecteur de le décider. Avec Forêts noires, vous semblez vous ancrer plus profondément encore qu’avec Grande Ourse dans le domaine du fantastique. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce genre ?
Romain Verger : Je n’ai jamais bien su si ce que j’écrivais relevait d’un fantastique pur. Mais du fait que je lis davantage de littérature fantastique qu’avant, cette imprégnation doit s’en ressentir. Je crois que si j’ai renoncé à écrire de la poésie depuis plusieurs années, j’entretiens certains de ses processus dans l’écriture romanesque, jusqu’à les radicaliser. Prenons un exemple avec Guillevic, un poète que j’aime tout particulièrement : en ouverture de Terraque, il écrit ceci : « L’armoire était de chêne / Et n’était pas ouverte. Peut-être il en serait tombé des morts, / Peut-être il en serait tombé du pain. / Beaucoup de morts. / Beaucoup de pain. » Il y a dans cette indécision poétique un formidable ferment fantastique. Il faut très peu de chose pour passer de l’un à l’autre. La frontière est infime. Ce qui m’intéresse tout particulièrement dans le genre fantastique, c’est le pacte tacite qui s’instaure entre l’auteur et le lecteur, en vertu de quoi on peut l’embarquer dans une aventure psychique qui ne s’embarrasse d’aucune préoccupation touchant à la vraisemblance et à la motivation, ce qui n’autorise pas tout bien évidemment.
Éric Bonnargent : À propos de vos romans, on peut aussi parler d’un certain mysticisme, notamment à cause du rôle qu’y tiennent certains animaux totémiques. La rencontre d’Arcas avec l’ourse dans votre précédent roman, celle du narrateur avec le cerf dans celui-ci les font basculer dans une autre dimension. Pouvez-vous nous parler de l’importance de ces animaux ? Celle-ci est-elle due à votre passion pour l’art pariétal ?
Romain Verger : Oui, sans aucun doute ! La visite que j’ai faite de la Grotte Chauvet en 2005 a dû laisser des traces. D’ailleurs, le cerf des Forêts noires avait quelque chose dans mon esprit d’un mégacéros. J’évoque ses immenses bois sans le rattacher exclusivement à cette espèce éteinte, parce qu’il y a en chaque cerf quelque chose de son cousin et ancêtre, comme en chacun de nous des survivances d’humanités primitives. Le cerf est un animal dont la charge symbolique est forte (vie, puissance, longévité, croissance et renaissance, virilité…) Mais c’est peut-être aussi celui qui incarne le mieux la forêt : avec ses bois, il est un arbre et même une forêt à lui seul. Il y a effectivement dans mes deux derniers romans la quête d’une origine perdue que les personnages s’acharnent à retrouver, parce qu’elle leur procure l’extase.
Éric Bonnargent : Qu’entendez-vous par « origine perdue » ? En quoi retrouver cette origine est-il extatique ?
Romain Verger : Vous prendrez peut-être ça pour pirouette de ma part, mais je crois que si j’en avais une idée précise et claire, je n’aurais pas éprouvé le besoin d’écrire ces textes. Je le constate et suis bien conscient qu’il s’agit d’une sorte de motif récurrent, voire obsessionnel, mais de là à l’expliquer, j’en suis tout à fait incapable.
Éric Bonnargent : S’il est question de l’origine, il est aussi question de la fin, et plus particulièrement de la mort (ou son impossibilité). Lorsque le narrateur se souvient du cadavre de son père, il parle d’une « mort chrétienne, cireuse, costumée et cravatée pour ne pas effrayer les vivants. Une horrible imposture qui ne rassurait pas ». Qu’entendez-vous par là ? La mort qui hante vos Forêts noires est toute différente, mais est-elle pour autant plus rassurante ?
Romain Verger : Oui, j’évoque ici la façon dont nos sociétés contemporaines traitent les disparus, en travestissant maladroitement la mort en une sorte de vie paradoxale, presque théâtrale, ce qui est non seulement inquiétant mais qui ne résout rien de la souffrance de ceux qui restent. On est aux antipodes de la façon dont les sociétés primitives envisagent la mort, la réinscrivant dans la sphère des vivants. Qu’on pense aux villageois de Koke, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, qui s’occupent de génération en génération des momies de leurs disparus, entretenant avec elles conversations et contacts physiques. Ils font de la mort une étape de la vie et non une rupture brutale qui exclut définitivement les disparus du monde des vivants. L’enfant dans mon récit s’y prend un peu de la même façon : le corps contre lequel il va se blottir quotidiennement (à défaut d’être son père) est une sorte de corps ou d’objet transitionnel qui rend la disparition supportable. Cette section du roman est pour moi la plus rassurante de toutes. Les autres sont plus sombres : j’y raconte des événements de l’enfance qui, quand bien même ils pourraient sembler négligeables aux yeux d’un adulte, sont vécus par l’enfant comme des morts symboliques ou des agonies psychiques.