Pour aller là-bas, il fallait se lever à l’aube. Le train s’ébrouait sur le quai et m’emportait dans la nuit. J’allais aux confins de la banlieue. Deux mois plus tôt, c’est vers la ville qu’il m’emportait en flot. Je me souviens de ces quais comme d’embarcadères. Et maintenant, j’avance à contre-courant, dans la résistance, loin de la houle urbaine. Il faut s’y mettre à deux pour écarter les portes, choisir sa place, à l’étage pour surplomber le paysage pétrifié de l’aurore, ou dans le soubassement, et sentir l’épaisseur de la terre et les quais défiler comme des couteaux à hauteur de gorge. On suit la Seine sans jamais déboucher sur la mer. Roulant, j’imagine pourtant des bouts de fleuves digérés par la mer, des limons salivant aux approches du sel, dans l’euphorie d’un imminent engloutissement. Après tout, c’est peut-être la mer, ce long et maigre fil d’eau stagnant que déroule mon train dans l’été automnal, arrachant comme une croûte le paysage bordé de petits pavillons comateux, derrière la vitre griffée au cutter. Arrivé, je longe la voie ferrée et les potagers serrés en rangs d’oignons. Je traverse la Dalle qui vibre de mille soleils réfléchis par les fenêtres, les murs carrelés et les paraboles des barres. Je pousse les portes du collège que j’avais refermées vingt ans plus tôt, revenu à l’aube de ma vie.
Ce premier voyage ne présageait rien de bon : les vitres entaillées du wagon cisaillaient la campagne, j’avais laissé mon scalp sur le papier collant et croisé sur le chemin un chat crevé tout maigre et puant.
En ce jour de rentrée, les élèves restent debout, passent de table en table, font voler stylos, compas et boulettes. Ils crachent jusque sur mon bureau. Impossible de leur tourner le dos, d’écrire au tableau ou même de me faire entendre. Ils m’interpellent, accordent leurs hurlements ou jouissent de concert dans une transe grotesque, toute bouche close, ou pètent à tour de rôle, s’en remplissant avec jubilation les narines.
Cette nuit, j’ai rêvé de ces baudroies à la tête si laide que les poissonniers la coupent pour les présenter sur l’étal. Des gueules coulantes, croulantes de goule. On les affuble du nom rassurant de «lotte» qui ne donne qu’une image affadie de ce qu’est réellement la baudroie, autrement nommée «diable» ou «crapaud de mer». Et j’étais en leur compagnie, baudroie parmi les baudroies. Pour les faire disparaître, je n’avais d’autre moyen que de leur infliger ce qu’enfant, jouant un jour à la pétanque, j’avais réservé à un crapaud de passage auquel j’avais confié le rôle du cochonnet. Après quelques tirs imprécis, ma boule avait cloué la bête au gravier dans un bruit sourd et mouillé, sous le regard horrifié de mon père. Je découvrais la cruauté. Je l’avais sentie traverser mon corps, charriée par mon sang, l’irriguant d’une sève brûlante.
Examen passé à l’hôpital. Une douleur aiguë, un pieu logé entre les omoplates qui prenait racine en moi, étoffait son feuillage de chardons. Je devais passer une radio du thorax et du rachis dorsal. Ce n’est pas grand-chose qu’une radio, mais ce n’est pas rien : il faut affronter l’épreuve de sa transparence et de son opacité intérieures. Contrairement au scanner et à l’I.R.M., la radiographie expose l’horrible empilement d’organes, superpose le divers comme un calque, quand les autres n’en donnent qu’une vue partielle et bornée, médicalement riche, poétiquement pauvre. Tremblant, poumons gonflés sur la plaque de métal, de face puis de profil, profil droit, dos, face, profil gauche. Le diaphragme ouvre sa denture d’acier, me cale à distance pour me traverser, exposer mon corps de bête. Et rien n’apparaît à l’écran, pas même un pâle ligament gris. « Iln’y a rien », dit le radiologue. Et je suis reparti avec ça.
Les plus terribles sont Hassan et Houssin: deux jumeaux auxquels je ne peux m’adresser sans intervertir leur nom. Ils se battent constamment et rivalisent de coups bas. Hassan se réjouit des punitions de Houssin et Houssin se délecte des zéros de Hassan qui rit lorsque Houssin pleure et pleure lorsque Houssin rit.
Chaque matin, je roule en train le long des milliers de voitures de l’usine Peugeot, empilées, enfilées comme des perles de couleur sur le rail, le cul sur la mousse qui crépite dans ma banquette éventrée. Je m’endors parfois. Alors je retrousse discrètement les bords déchirés du skaï et en tire le long et maigre fil des conversations mortes : il en sort des goémons, des crabes qui détalent en pinçant l’air, de tout petits poiscailles qui viennent se nicher entre les orteils, des bigorneaux qui brusquement rétractent leur muscle et se collent à la peau comme des sangsues, des grappes noires, des brumes de frai insaisissables. Au réveil, la pluie battant la vitre lézarde le paysage, comme des patchs ou greffes de champs désassemblant le matin.