Trois jours qu’ils n’étaient pas revenus. Alors, malgré le blanc qui recouvrait tout, Arcas finit par sortir. L’entrée obstruée laissait encore filtrer la lumière. Il creusa un peu dans le jour pour s’y faufiler. Il avait depuis neigé sans cesse - une neige lourde de crécelles - et maintenant qu’il faisait face à cet autre monde où les repères s’étaient enfoncés, il pensa qu’il s’en était fallu de peu qu’il se retrouvât enseveli, condamné à attendre une improbable fonte. Quand s’abattait l’hiver, c’était pour des années. Il brisait d’abord les arbres ployant sous la neige : de grands bâtis craquant dans la nuit, un vrai saccage de verre. Les sources les plus vives se figeaient en moraines, puis les pierres se fendaient, des plus petits cailloux aux plus gros blocs, fissurés d’un trait net, se libérant en claquant d’une insupportable tension. Et jusqu’à la glace même. Il fallait quotidiennement déneiger, dégager l’entrée, sans quoi la croûte s’épaississait en quelques jours, formant un mur infranchissable. Ils n’étaient pas trop de douze pour lui résister, se nourrir, se réchauffer. Et à présent, il se retrouvait seul.
D’entre ses jambes fuyaient de fraîches empreintes d’aurochs, de hyènes, de cerfs, de petits rongeurs aussi, dans une course figée ; mais rien de la présence des siens, nulle trace. Plus d’horizon non plus : la terre et le ciel étaient de la même pâte blanche, meringuée, cassante. Les arbres les plus frêles s’étaient déjà couchés, comme si, pesant de tout son poids sur les reliefs, le ciel avait tassé le monde. De ce paysage varié et familier, fait de montagnes, de forêts, de plateaux fertiles et de tombants, il ne reconnut rien, s’effrayant même ; l’obscénité de son corps debout jurait avec le fond : une saillie de chair chaude et tremblante, ridiculement sentimentale, jetée en pâture à l’horizontalité glacée. C’est qu’il pleurait, d’une tristesse sans objet, et dont le froid bridait l’expression, des pleurs sans larmes, les yeux secs. Il y avait quelque chose d’horriblement médiocre à le voir s’y tenir.
Cette nuit encore, Arcas ne dormit pas. Il repensa au clan, à Éra, à ses fils. Pourquoi fallait-il qu’ils eussent tous disparu, en l’espace d’une nuit, et qu’il restât là, seul, à les attendre… En ouvrant de temps à autre les yeux dans la nuit, il reconnaissait, à la lueur chancelante du feu léchant la roche, le théâtre d’ombre de leur probable destinée : saisis et emportés par les glaces, décimés sous les coups d’une tribu barbare, broyés et unis dans la chair, réduits et digérés par quelque prédateur affamé. Où qu’il tournât la tête, c’était un spectacle plein d’abominations : courses désespérées, membres chers disloqués, horribles et muettes agonies. Pas une roche qui ne lui renvoyât la fin des siens. Entre deux visions, il refermait les yeux sur son tumulte et s’imaginait lui-même plus mort que vif, allongé qu’il était sur le sol, paré pour l’enfouissement ; mort de solitude, abandonné à cette nature cadavéreuse.
Autour de lui et en lui, tout avait changé si vite. Il avait suffi d’une nuit pour le dépouiller des siens, de quelques jours pour transformer plaines et coteaux forestiers en un désert de glace. Lui avait-on menti sur la mort, sur ce lieu où chutent les disparus, derrière les pierres voraces, les parois des cavernes ? Ainsi des flammes vives, des ombres, des torches se brisant sur l’arête des roches, s’évanouissant irrémédiablement. Où était ce peuple souterrain dont on n’avait cessé de lui parler dans l’enfance ? Car dans son délire, il avait beau voir les siens se débattre avant de céder au noir, la mort lui apparaissait tout autre : à l’image de son propre corps insomniaque et gisant, figé par l’angoisse et la faim. Et dehors, le paysage blanc compact, tel une parure funéraire dans laquelle on l’enroulerait bientôt. Chaque mort devait-il ainsi errer comme lui, dans l’infiniment froid, dans l’infiniment seul, sans autre prédateur que lui-même, que son tourment, que l’impossible oubli des autres ?
En quelques semaines, Arcas vint à bout de ses réserves : l’hiver était arrivé sans prévenir. À peine le monde était-il sorti de la saison froide qu’il y avait replongé brusquement. Aussi, profitant des premiers beaux jours, le groupe avait-il tout juste commencé à reconstituer les réserves du prochain hiver. Ainsi, en quelques jours, Arcas épuisa le maigre stock de fruits, de tubercules et de viande séchée. Et pour une fois, le glouton n’y était pour rien. C’était une plaie, cette bête : trente-huit dents acérées traînant un corps de gros chien bourru, toujours en recherche d’un reste à chaparder, d’une carcasse, d’une charogne, d’un cadavre d’homme dont se goberger. Les femmes avaient beau s’en méfier, ce n’était jamais suffisant et pas une semaine ne se passait sans qu’un spécimen de cette maudite espèce n’emportât deux ou trois belles pièces de viande. Une horreur, comme une émanation des amours infernales de l’ours et du blaireau. Debout comme un singe, il renifle la mort à des lieues pour s’en repaître, imprègne les endroits qu’il traverse – rochers, troncs d’arbre – de fétides giclées anales. Il enterre ses proies trop fraîches, ne les récupérant qu’au stade ultime de la matière. Jamais il n’hiberne et jamais on ne le voit. Jamais il ne résiste à sa gloutonnerie qui seule peut le perdre : aussi, par instinct de goinfrerie, n’hésite-t-il pas à se perforer l’estomac d’un porc‑épic.