La mort, je l’avais bien vue en face. Et voilà qu’il fallait la revoir, après toutes ces années, dans ses moindres détails… Elle n’avait déjà plus rien d’abstrait pour moi, incarnée dans le corps méconnaissable de mon père. Remplissant son cercueil, langé dans la soie moirée, il m’avait fait l’effet d’un enfant qui dort dans son couffin d’un sommeil engoncé… Penché sur lui, j’avais alors compris ce qu’elle était : une sorte d’abrupt, de clôture brutale contre laquelle butait mon regard chaque fois qu’il tentait de se poser sur ce visage anonyme, y cherchant en vain des signes familiers — comme ce double sillon qui départageait ses sourcils et qui lui donnait toujours l’air soucieux —, traits par lesquels je l’aurais sans hésitation reconnu. Or, plus rien ne personnalisait ce visage entièrement lissé, massé et poli par les mains et les onguents des thanatopracteurs. Qui était cet homme figé aux lèvres pincées, trop étroitement cousues, les mains recroquevillées sur son crucifix ? Lui qui croyait à tout sauf en Dieu. C’était bien la mort chrétienne, cireuse, costumée et cravatée pour ne pas effrayer les vivants. Une horrible imposture qui ne rassurait pas. Ce jour-là, je ne sais comment me vint cette idée absurde, peut-être des superstitions marquantes de l’enfance, des croyances en la survie de l’âme : de même qu’on ensevelissait les pharaons égyptiens avec scarabées, coupes, vases, statuettes, amulettes et bijoux, je glissai un mot dans la poche intérieure de sa veste, mot qui n’allait pas tarder à le suivre sous terre, s’enfoncer dans le noir et se décomposer lentement avec lui…
Pouvais-je imaginer qu’un être aussi cher pût partir si vite ? Les dernières semaines, j’avais peu profité de lui, me rendant cinq ou six fois à l’hôpital. Je l’y retrouvais noyé dans le blanc, à demi inconscient, son corps décharné recroquevillé dans le lit d’une chambre mal chauffée, empêtré dans les tuyaux. Les premières fois, ma mère les avait fait tourner autour de ses bras pour les en libérer, puis elle y avait renoncé : les moindres mouvements infligés à son corps l’exposaient au martyre. Je passais ces moments avec elle, assis à ses côtés à lui tenir la main ; parfois, il répondait aux pressions de mes doigts d’un sourire contracté. Embarrassé, je tournais mon regard vers la pompe à morphine. J’y voyais une sorte de pouls artificiel cerclé de métal dont l’influx indéfectible et lent m’apaisait. C’est à quelques signes, à quelques mots murmurés que se résumèrent nos derniers échanges. Quand nous quittions l’hôpital à la nuit tombée, je respirais à pleins poumons en fixant le ciel, cherchais des étoiles entre les nuages. Puis je me retournais, regardais la façade psychédélique de l’hôpital, les fenêtres baignées de couleurs par les postes de télévision, et les baies obscures parmi lesquelles j’essayais de localiser celle de mon père, en refaisant dans ma tête le chemin parcouru à travers couloirs et services pour parvenir jusqu’à lui.