Plus tard, à Londres, il dirait à Francesca :
— Ce dernier tronçon de la première partie de la marche m’a achevé. Mon jean me tirait au niveau des genoux, le sac me pesait sur le dos, et tous ces gens gros et âgés n’arrêtaient pas de me dépasser sur ce sentier poussiéreux qui n’en finissait pas et que je ne pouvais même pas voir correctement à cause de toute la sueur qui me coulait dans les yeux. Au début, dit-il, je me suis juré de ne pas m’arrêter avant d’atteindre le sommet, juste de continuer à mettre un pied devant l’autre jusqu’à ce que j’arrive en haut, mais ensuite mon cœur battait si fort et mes jambes flageolaient tellement que je me suis tout simplement arrêté. Comme un âne trop chargé. Et je suis reparti quand le calme était revenu en moi, et me suis de nouveau arrêté quand ça a dégénéré une nouvelle fois.
— Pendant la première demi-heure plus ou moins, dit-il, je regardais la cabane au-dessus de moi chaque fois que je m’arrêtais and j’essayais de mesurer la distance qu’il me restait à parcourir. Mais au bout d’un moment, à cause des lacets et des tournants du sentier, la sueur dans les yeux et la douleur dans la poitrine, j’ai même renoncé à faire ça. J’ai tout simplement fini par ne plus m’en soucier. Plus que tout, je voulais m’allonger et fermer les yeux mais il y avait tous ces gens sur le chemin et ça m’aurait coûté trop d’efforts de chercher un endroit où m’allonger loin d’eux. Donc j’ai continué péniblement, m’arrêtant de plus en plus souvent et pour des périodes de plus en plus longues. Et puis je repartais, de plus en plus lentement. Et soudain je suis arrivé. J’avais imaginé ce moment depuis tellement longtemps que je n’ai pas réalisé que c’était bien réel. Il y avait tous ces gens sur l’herbe, sur des bancs contre les murs de la cabane, à des petites tables disposées ici et là sur l’herbe, et des serveurs en tablier blanc qui couraient de gauche à droite et portaient de grandes assiettes de saucisses, du pain, d’énormes choppes de bière, des bols de soupe, des plateaux emplis de viandes froides. Je l’ai cherchée et l’ai finalement vue sur l’herbe, adossée à un rocher, qui me regardait tandis que j’avançais sur le chemin.
— Un café ne m’avait jamais semblé aussi bon, dit-il. Ou n’avait jamais eu un effet aussi immédiat. Je sentais chaque petite gorgée descendre dans ma gorge, passer à travers ma poitrine et arriver dans mon estomac. Elle m’a donné un morceau de chocolat et j’ai réellement commencé à me sentir plutôt bien. L’un des trucs qui n’arrêtait pas de me fasciner à la montagne, dit-il, c’était la rapidité avec laquelle je devenais fatigué et la rapidité avec laquelle je récupérais. On en a fini avec la montée pour le moment, elle a dit. Maintenant nous récoltons les bénéfices.
— Je suis allé à l’intérieur pour me passer de l’eau sur le visage, et puis en fait il me tardait de continuer, dit-il à Francesca alors qu’ils sont assis dans la cuisine à Putney. Nous avons gravi la pente douce jusqu’à un grand ensemble de panneaux indicateurs et au moment où nous sommes arrivés, tout l’autre côté de la montagne nous est apparu, avec ses cimes couvertes de neige qui s’étendaient indéfiniment à l’est vers la Yougoslavie et l’Autriche. Nous étions sur une arête et en regardant en arrière, nous pouvions voir la grande coque que nous venions de gravir, et puis la vallée en contrebas, où, quelque part, se trouvait l’hôtel d’où nous étions partis ce matin-là, et au bout de cette vallée, la traversant du nord au sud, le grand massif qui nous séparait du Lac de Garde et des Alpes suisses. Devant nous il y avait un autre ensemble de montagnes. Là, la pente était beaucoup plus abrupte et, bien plus bas, nous pouvions voir plusieurs groupes de maisons et même un clocher à travers la brume du matin. Elle a montré du doigt où nous devions aller et nous avons tourné à droite, laissant immédiatement les foules derrière nous.