La vieille aciérie était propriété du peuple à l’instar de la rue et du quartier. Seule la ville n’appartenait à personne — elle était déchirée, à l’image du pays et de ses habitants. Reposant encore dans sa peur. Elle ne dormait plus sans pour autant être réveillée. Et cependant elle baignait dans une brume de plaintes tourmentées et de désirs étouffés, de baisers humides et de coups sourds. Un manteau râpé l’enveloppait — usé jusqu’à la corde par le temps. Comme en dehors de ce monde. La ville en avait vu de toutes les couleurs. Destruction, mise à sac et division. Démolition et reconstruction. Adieu et arrivée. Douleur et séparation. Désespoir, trahison parfois — mais de compassion, jamais. Elle avait été maltraitée et violée, et elle s’était soumise en suffocant. Sans cesse, encore et encore. Et ce matin aussi, la ville semblait recroquevillée comme dans des chaînes. Inquiète et nerveuse, à se tourner d’un côté et de l’autre. Encore fortement étreinte par le souffle feutré de la nuit. La ville — Berlin. Berlin-Est — un lundi de septembre, trente et un ans après la fin de la guerre. Six heures vingt cinq.
La ville reconnaissait Arno de mémoire, comme rues et maisons le reconnaissaient. Ici et là et ailleurs. Les quartiers habités et ceux inhabités ; l’alignement dense des maisons et les talus envahis par la mauvaise herbe de champs à moitié minés et de chemins de l’autre côté de gares désaffectées où plus aucun train ni S-Bahn ne s’arrêtait, des rouleaux de barbelés en condamnant l’accès. Où des wagons rouillés montaient la garde durant la journée et des lampadaires en col de cygne fouillaient la nuit pour traquer la vie. Creux bétonnés traversés de capillaires engazonnés. Fossé de patrouille des chiens et chemin de ronde. Les terrains de jeux de son enfance délaissés voilà longtemps. Rues et impasses, toujours barrées, et qui ne débouchaient jamais sur Nulle Part, qui n’offraient aucun passage possible, n’autorisaient aucun transit, aucun visa. Saisons verrouillées, été comme hiver. Nuages qui fuient — et miradors qui s’interposent. Les tentatives vaines de trouver immensité et franchise à la frange d’une vie possible. L’été — couper ce qui croît, rectifier et déboiser. Protections contre la lumière, et l’hiver, la neige finement ratissée pour relever les traces. Pays piétiné — no man’s land. Des canaux souterrains qui se propageaient sous la ville comme une tumeur maligne, et les bunkers à moitié ensevelis sous les décombres qui lentement laissaient s’échapper les cloaques puants de millénaires révolus, casemates de béton dont les meurtrières d’acier étaient solidement soudées et les issues de secours progressivement livrées à l’oubli, comme les couloirs secrets d’un labyrinthe inconnu. La ville le faisait toujours refluer vers ces endroits, sporadiquement, aussi longtemps que possible. Des endroits qu’Arno connaissait bien, et sans danger qu’une transformation insidieuse ou une illusion vienne le surprendre. Ici, le paysage demeurait fidèle à lui-même : panorama barré — chemins grillagés. Entre les champs envahis par les herbes folles et les montagnes de gravats faits de cendre, d’argile et de pierre réfractaire, dans les arrière-cours délabrées et les caves à moitié ensevelies sous les décombres, il avait absorbé les relents humides des ruines comme un nourrisson tète le lait de sa mère. Un enfant de la ville restait un enfant de la ville, et un enfant de village était un enfant de village.