D’UNE POIGNE ENCORE FERME, le vieux Gustave m’avait agrippé le bras. Allongé dans le pauvre lit de l’hospice où il s’éteindrait quelques heures plus tard, ses yeux aveugles cherchant ma présence au plus près de lui, il me dit alors ceci, d’une voix d’où toute trace de tremblotement avait disparu :
— Tu sais Audric, là où se nichent l’amertume et le renoncement, une promesse viendra toujours les en déloger.
Il toussa alors, puis se mit à rire.
— J’imagine ta trombine ! C’est pas moi qu’ai inventé ça, tu penses ! Mais c’est une belle phrase, et le plus important c’est que toi Audric tu es cette promesse, bien plus qu’Elébotham, et je parle même pas de ton grand-père et de ton père.
Je n’ai compris ses derniers mots que bien des années après sa mort, n’admettant l’impensable que le jour terrifiant où la colère fondit sur Cluquet, forteresse de sable, de bois et d’eau où nous perdîmes tant de choses que nos larmes coulaient directement sur nos os.
J’avais toujours considéré que Cluquet était un lieu destiné à être enseveli par l’oubli. Trop de rudesses, trop de malentendus. Mais me tromper à ce point… Cluquet, ce village qu’on rejoint en quittant la grand-route, empruntant au jugé un vaste champ en léger devers, où chiendent et bruyère morte se mêlent aux crevasses et aux craquelures d’un sol épuisé, pour distinguer une trouée dans la forêt, s’y engager indécis et découvrir un chemin à peine goudronné envahi de touffes d’herbes : des kilomètres entre des pins centenaires, des chênes bien plus vieux encore, même des châtaigniers, qui tous se penchent sur vous avec une morgue insoutenable, une désinvolture teintée de menace qui donnent la chair de poule, qui poussent à la volte-face, invite que pourtant on feint d’ignorer, pour mieux poursuivre sur la voie de ce qui est déjà un mystère inquiétant. Avant qu’elles ne fussent détruites par mes soins, on débouchait autrefois sur des maisons costaudes qui se gîtaient contre le flanc de la colline de sable, ne s’approchant qu’à peine de la forêt, comme s’il fallait laisser des espaces neutres pour respirer. Mais quel défi que l’emplacement de la mienne, la dernière debout, à jamais ! Elle en revanche s’est toujours grandie sur la dune, seule dominante, comme une force naturelle et indestructible face à l’océan, dont les vagues inlassables se déploient dans une gigue hypnotique. Vient alors à l’esprit que tout ici est un, que la forêt traversée, cet ancien hameau perdu, cette dune, cette plage sans fin et ces rouleaux bleutés ne sont qu’une seule entité, évidente, éternelle. Quoi d’autre que ce sentiment aurait pu m’aider à supporter l’impossible ?