Rien, disent-ils. Ils rient, ils vous tapent dans le dos, ils vous assurent que vous êtes des gars braves et courageux, mais coño, vous êtes vraiment fous tous les deux. Parce qu’à Los Millares, coño, il fait tellement chaud que même les lézards sont obligés de porter le parasol.
Pauvre Dartmann. Eh oui, décidément, des fois il a du mal à comprendre pourquoi on rit. À la réunion d’urgence au QG du Jefe où la mort planait sur bien des visages, les gars n’en écoutaient pas moins Dartmann avec admiration, tous penchés sur la carte déployée sur la table, tous émerveillés par cet index allemand qui traçait des lignes dans tous les sens, ensorcelés par ce bout de doigt qui savait lire comme s’il était l’oracle. Jusqu’au moment où Dartmann leur annonce :
— Trois cent trente mètres d’altitude. Los Millares. C’est là qu’il faut établir un poste d’observation. Le temps de se regarder, et puis la lame de fond des rires où on n’entendait plus que ho’tia ! capullo ! no hay nada, hombre !
Le Jefe riait lui aussi, parce que ça met du baume au cœur de rire, au point où on en est par les temps qui courent, parce qu’il apprécie la valeur de l’humour quand l’heure est plutôt à la peur, au désastre.
Mais dans la décrue des rires, le Jefe a encore regardé la carte et Dartmann a obtenu gain de cause. Se posait alors la question de qui. Qui voulait partir au désert tel un fou pour établir un poste d’observation à Los Millares ? Dartmann, évidemment, puisque c’était son idée. Dartmann t’a regardé de ces yeux fiers vert céladon qui faisaient appel à la raison plutôt qu’à l’amitié. Tu as dit oui parce qu’il fallait l’épauler, parce que tu es tout aussi étranger que lui.
No hay nada, hombre. Mais comment peuvent-ils dire qu’il n’y a rien quand il y a tant d’immensité ? À tour de bras. C’est ça que je ne comprends pas. Toutes ces montagnes, c’est rien ? Ce rebord gris de la Sierra de los Filabres, comme un ruban effiloché, ces montagnes si imposantes qu’on les voit encore à cent, deux cents kilomètres de distance, c’est rien ça ?
Il faut que tu te souviennes de ce paysage. Il faut que tu le graves si bien dans ta mémoire que jamais tu ne l’oublieras. Cela te servira si tu tombes entre leurs mains, ça te servira de soulas pendant les moments noirs. Tu as cette chance au moins, d’être toujours libre de te cuirasser contre les moments noirs à venir. Ils n’ont plus cette liberté, ces malheureux de Málaga. Quatre mille exécutions, dit-on, en moins d’une semaine. Quatre mille. Les cauchemars qu’on fait, nous, ils sont en train de les vivre, eux, ou d’en mourir plutôt. Ça doit ressembler à Badajoz où les rues se sont transformées en rivières de sang. Les hommes émasculés par les Maures, sans parler du sort qu’ont dû subir les femmes. C’est pire ce qu’ils font aux femmes, bien pire parce que les Maures ne coupent les testicules aux hommes qu’après les avoir tués. Málaga : un Badajoz ou un Mérida aux couleurs de l’Andalousie. Et on appelle ça una limpieza, une épuration. Alors peu importe combien de fois tu as contemplé ce paysage si tu ne l’as pas encore regardé sous l’optique de l’avenir. Il te reste le temps. Profites-en. Tu es libre. Ne gaspille pas cette liberté. Il faut la boire jusqu’à la dernière goutte.
Voyons donc. Calmement, et sans penser à… oui, calmement, en toute quiétude, comme il convient de regarder les tableaux, en faisant abstraction de toute autre circonstance. Comme en rentrant du travail, quand tu décrivais à Maman les tableaux que tu avais vus pendant la pause déjeuner à la National Gallery. C’est ça.
Au fond, donc, on a le ruban gris de la Sierra de los Filabres, le gris du lointain fumeux, un détail qui échappe de prime abord parce que ce qui domine tout, c’est le désert. Impossible de ne pas penser au Mexique des westerns, sauf qu’ici ce n’est plus en noir et blanc, et c’est là le cocasse : il n’y a pas de couleur unique dans le désert. On regarde un instant, on ferme les yeux et on croit garder derrière les paupières un cliché de montagnes oranges. On rouvre les yeux et on ne voit plus d’orange. Non, on voit un pli de vallon marron, un escarpement à peine teinté de gris, un peu d’ocre de pierraille qui cède la place immédiatement aux touffes d’esparto qui sont, elles aussi, tantôt bleues, tantôt verdâtres, jaunâtres ou violassées. Et cet affleurement rocheux là-bas, de l’autre côté de la nécropole enfouie dans ses monticules protecteurs, il est blanc ? jaune ?marron ? Il est les trois à la fois.
Souviens-toi bien de ce brassage chromatique. Souviens-toi aussi que s’il n’est de couleur unique, il y a bel et bien un sentiment unique, celui de la menace intemporelle : *Lasciate *ogne speranza, voich’intrate. Sinon c’est une voix biblique qui gronde : ne mets pas les pieds ici si tu ne veux pas mourir, toi qui n’as jamais connu la soif.