Quand Yvonne est arrivée dans le salon, elle m’a regardé avec stupéfaction. Elle me voyait affalé sur la banquette, les pieds négligemment posés sur la table africaine – une ancienne table de morts –, proche d’une béatitude qu’à son avis je ne méritais pas. Elle n’a rien dit. Elle s’est assise à l’extrémité du canapé, en prenant bien soin de ne pas me frôler. Ce geste furtif qui s’était éternisé sur ma rétine a tout à coup troublé ma quiétude. Je réfléchissais encore au sujet que j’allais aborder quand Yvonne m’a annoncé que, si je voulais, je pouvais dormir chez elle. Me reposer, reprendre des forces. Bien sûr pas dans son lit. Sur la banquette par exemple. Ou alors au sixième étage, dans la chambre de bonne qu’elle avait achetée en prévision d’une fille au pair pour garder le petit Raymond.
Le Havane s’est arrêté de rougeoyer et mes pieds ont quitté la table africaine. Il n’était plus question de béatitude, mais d’ascèse. Elle me renvoyait à mon élément mystique, à la vie des Saints dont je lui avais rebattu les oreilles pendant des années. Elle continuait. Elle s’expliquait d’une voix qui se voulait amène, avec des paroles concises, réfléchies, dans lesquelles la passion sedevait de ne pas intervenir.
Soit, elle m’aimait. C’était un constat objectif. Elle ne s’y soustrayait pas. L’Amour, c’est comme la grippe, on l’a ou on l’a pas. Mais son Amour ne devait pas m’empêcher de faire ma vie. De préférence ailleurs. Elle jugeait qu’on était maintenant mûrs pour la séparation. Que l’amour fructifie à distance, se fortifie dans l’épreuve, qu’il se passe de motifs futiles voire vulgairescomme « vivre ensemble », « faire l’amour ».
Sans être croyante, elle comprenait Jean Paul II. Elle était prête à encourager la nature idéale du sentiment, qui est l’amour sans la concupiscence. Donc, pour finir, je pourrais rester là quelques jours. Puis je partirais. On se téléphonerait de temps en temps, puis de moins en moins, et enfin plus du tout. On s’aimerait, mais en silence. N’était-ce pas cela, finalement, «les Amants religieux» dont je l’avais entretenue pendant notre séparation ?
Je n’étais pas d’accord. Pour plusieurs raisons que j’allais énumérer dans quelques instants. En préambule, je trouvais son attitude lors de nos retrouvailles – ces retrouvailles dont je me faisais une fête et qui auraient dû marquer l’acmé de nos amours –, oui, je trouvais son attitude pour le moins désinvolte. Mais je ne voulais pas m’appesantir. Je comprenais même. Six mois de tension, une remise en question unilatérale de notre rapport de couple, une interrogation somme toute légitime avaient pu momentanément égarer son sentiment.
Bien sûr, j’avais des torts, je le concédais. Mais de là à remettre en question une relation aussi forte, celle qui nous liait tous les deux, pire qu’inconscient, c’était criminel. Car qu’on y réfléchisse calmement. Deux êtres qui n’avaient qu’une chance sur cent millions de se rencontrer et s’étaient rencontrés quand même, n’était-ce pas le signe qu’il y avait Dieu derrière ? Par là même, pouvait-on remettre en question les voies de Dieu ? Deuxièmement, un amour aussi fort, si on savait le faire fructifier, et j’y comptais, c’était pour le moins une place assurée dans le Lagarde et Michard. Enfoncés Didon et Enée, Tristan et Iseult, Laure et Pétrarque ! Renato et Yvonne, ou l’inverse, deux noms qui allaient symboliser pour les générations futures l’amour fou.
Elle me reprenait au vol, désireuse de ne pas laisser le champ libre à mes paroles. Elle se méfiait. Avec moi, c’était plutôt l’amour flou. J’essayais de l’interrompre, rien n’y faisait. Elle avait perdu sa froideur. C’était la passion qui revenait. Pas l’amour qui couve sous la cendre, non, la colère en geyser. Elle ne voyait pas la chance qu’elle avait eu de me rencontrer. Si Dieu existe, eh bien ce jour-là, il avait dû lui faire une farce. Quitte à gagner quelque chose avec une chance sur cent millions, elle aurait préféré le Loto. Quant au Lagarde et Michard, elle n’en avait rien à faire. Pour dire les choses crûment, elle s’en tamponnait le coquillard.
C’était mal engagé.