— Manèges —
Il est doux ce soir mort où le froid mord au corps. Les jambes refroidies ont besoin de bouger, et les genoux surtout.
Quelque part on entend un rire au féminin, plus fort que de raison, saccadé, qui reprend, s’interrompt et retombe, puis se rappelle à lui –c’est que l’histoire est drôle.
Ailleurs dans les tuyaux, une eau se précipite et la pression augmente. Bruit de métal guidé dans des boyaux rongés, fatigués par l’hiver qui commence en novembre.
Dans la cour invisible, tout au bas de l’immeuble, des clés d’appartement et un trousseau s’agitent. On tousse, il est pressé, il vomit de la ville qui l’a exténué. Il veut se coucher vite, il respire la fumée.
Au loin des cris d’enfants et le rire qui reprend. Il devient maladif, virant au chant aigu, au débordement lent, se noyant dans la nuit pour revenir sitôt dans des vagues de verre, de cuillères, de bouteilles. A l’étage on s’amuse.
La femme se dédouble: deux femmes ivres ou folles. Leur rire est un appel aux voisins endormis à venir boire la fête quand les gosiers roucoulent, ouverts, déjà emplis de breuvages rougeâtres, couleur d’un sang vieilli qui a taché la nappe, rend le souffle trop court et l’haleine chargée. Lèvres et voix appellent. Solitudes instables, entre vents et virées.
Il est tard, on s’ennuie. Dehors les voitures sages luisent de phares brandis. Elles attendent les corps opaques, hébétés, qui dormiront dimanche et reprendront lundi la file médusée des salariés sans lustre, sans histoire, mortels.
— Sur une chaise —
Une idée folle — un sentiment : vous vous seriez assise et j’aurais observé, derrière les pots de terre, où allaient vos regards, ce que faisaient vos mains, où s’abritaient vos jambes.
J’aurais su patienter pour vous voir démunie, attendant du nouveau, espérant quelque chose – avant de me montrer. Je me serais fondu en excuses et en riens, j’aurais beaucoup parlé pour masquer ma frayeur et mon inexpérience, j’aurais souri forcé pour tant d’audace feinte, de gestes maladroits, de mots improvisés, droit sortis des poumons et d’un souffle trop court.
J’aurais bien vu ensuite si vous m’aviez suivi au moins dans ma démarche, sinon même dans mes pas, afin que mes frissons trouvent une façon d’être, une issue honorable, une voie d’extinction.
Vous m’auriez pris sans doute pour un doux innocent, féru des sensations que permet le jeune âge, et vous auriez sans mal, pour me plaire ou railler, offert un sourire bas au garçon téméraire.
J’aurais pu quelque temps poursuivre à vos côtés l’ombre des longues branches et des sentiers étroits qui tracent, dans le parc, des routes improvisées. Mais j’aurais fui ces traits et vous aurais laissée devant des mots trop simples pour votre esprit savant.
La semaine suivante, je serais revenu.