Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai senti du bois, plus loin la pierre. Le vert. La couleur est entrée comme une éclaircie du ciel. Je ne savais pas ce que je faisais ici ni non plus comment j’y étais arrivée. Je ne me souvenais de rien. Et maintenant, peu de choses encore, juste le ciel qui est venu dans mes yeux et l’arrêt, la coupure de la lumière, le noir partout. Au loin, des voix timides. Surtout, j’entends celle d’une femme qui domine. Quelques pleurs. On s’étonne.
Je porte une robe hideuse, quelle stupidité. Cela ne va pas du tout avec la couleur de mes cheveux. Cet endroit racorni, violet aux entournures, dans lequel il fait une chaleur ahurissante, se dresse en paroi sur le coeur. Ma poitrine heurte du lourd, un corps posé de la densité d’un évanoui. Je me demande. Le lieu, cette place. D’où viennent ces voix que j’entends, assourdies et en même temps si gravées en moi que j’en reconnais le sens.
Je me demande d’où viennent les couleurs, le vert jauni aux pointes, le gris qui s’y mélange et ces points blancs comme au fond d’une gorge piquée.
Je suis là. Étendue peut-être et pourtant mes jambes remuent. L’une doucement tandis que l’autre s’énerve, choque le pied inverse, reconnaissant la rugosité des poils du mollet. Il remonte, descend jusqu’aux phalanges des orteils. Seule une lourdeur existe sur ma poitrine à cause de ce poids, si lourd, que je me demande comment l’écarter. Des kilos pesant au même endroit, immuables, qui m’ôtent toute force. De me lever sans doute. Je demeure là, étendue, à l’écart de ce que j’entends, vois, ressens, entière dans cette disposition que je ne choisis pas.
Je vois en apparitions. Un chat traverse. Un oiseau bat de l’aile et je ne vois que l’aile, pas même d’ailleurs, plutôt le mouvement, le savoir de l’envol aux raies de lumière et au tracé qui change. Et l’oiseau plus loin qui vole encore. Cela vient toujours du coin de mes yeux. Sur la droite, un clignement et une chose furtive s’en écoule, floue de larmes, en tout cas noyée. Je ne suis capable d’aucune précision. J’ai beau ouvrir la bouche, il n’y a pas de son. J’entends l’intérieur. Et l’extérieur comme la voix de Jeanne – cette femme – mais pas la mienne, pas l’intermédiaire, pas le transfert. Muette et pleine de bruits. Fragments d’hypothèses jusqu’à l’irritation. Où suis-je ?
Un poids encore et deux bras qui me retiennent. Je ne sais pas ce qu’ils me veulent, ni qui ils sont. Et pourquoi diable porter cette robe ? Elle ne m’est pas familière. Elle aussi est grosse, fatigante à mon cou qu’elle comprime de son bouton trop épais, de bois peut-être, cousu serré, placé haut, à la place que l’on délivre normalement pour chercher l’air. C’est peut-être pour cela, la voix indistincte : le trou rafistolé, la couture de la robe, celle de mon cou que je ne peux pas atteindre de ma main. Elle est menottée d’un fil. Coton, drap, torchon de lin. Je suis assise, mes pieds ne touchent pas terre.
Un mur porte des éclaboussures dorées, elles dégoulinent paisiblement. De l’or rivé dans la pierre ou du sable du grand large venu s’écraser là sur cette façade de ville et qui ruisselle. Il y a l’odeur des embruns, mon nez appuyé, l’écartement des pierres duquel jaillissent des herbes de même couleur, brûlées prématurément au sel de l’océan. Sur le côté gauche, je discerne une façade de maison et ses pignons. Les rideaux sont tirés sur les croisillons serrés. Des abeilles se joignent aux couleurs, pierre-ruche, oeuvrée, cabane en dur d’un cochon prévoyant… Un port, cela me revient, les sentinelles marines. J’allais chaque matin discuter avec une mouette et revenais satisfaite et ragaillardie, détournée par rien et que rien ne permettait d’interrompre, pas même le garçon de café qui me demandait toutes les heures si je souhaitais autre chose, comme s’il fallait payer pour être là, au bord de la falaise, en bas exactement, pour échanger des cris, muets bien sûr, avec l’oiseau blanc qui me tenait lieu ici d’unique ami. Il se posait sur le guéridon et restait immobile sur ses hautes pattes tandis que je tournais la cuillère dans la tasse vide, tintant l’aluminium à la porcelaine en petits coups rapides et ordonnés.
Cette mouette que j’appelais Alice m’apprit la lune, du moins une étendue discontinue, des cratères et des déliés que je n’associais à aucune géographie personnelle et qui, pour cette raison, me donnait lieu de voyager bien au-delà des rivages et de la mer, plus haut, rejoignant malgré tout un lieu ferme, entier et rond que je nommais lune. S’élevait tout autour un nuage de poussières qu’Alice perçait avec l’aisance des animaux, ce qui me permettait d’approcher autant que de vivre à l’instant suivant mon propre engourdissement. Et puis il y avait ce lampadaire sur la jetée, deux ailes industrielles et accrochées en « V » qui envoyaient leur lumière au ciel, l’éteignant plutôt puisque les étoiles clinquaient moins ou qu’elles devenaient plus relatives, je n’ai jamais su, débordées en tout cas par le faisceau lumineux du phare qui ramenait la nuit noire à l’éclaircie nécessaire des bateaux qui approchent de la côte.
J’y passais de longues heures paresseuses – gamine insatisfaite – à mesurer le temps qu’il me faudrait pour aller tout là-bas, changeant la destination car elle m’interrogeait, cette signification du voyage, moi qui ne quittais jamais ma petite ville plus de quelques heures sinon pour venir justement, ici, tracer une carte mentale qu’Alice faisait semblant de connaître et de défendre, m’indiquant le chemin, faute de m’accompagner. Elle me narguait. Chacun de ses envols me rendait les galets glissants et la plage à distance. J’insultais la bête, elle riait.