La rivière court, l’homme pense et crée. Le héros lyrique de ce livre est un être libre : il a donc la permission de l’auteur de marcher, de parler et de ne rien laisser inaperçu, inéprouvé, inexprimé sur son long chemin. Un chemin difficile, inattendu et bigarré, à l’instar de la vie.
De la vision du monde d’un moine ascète jusqu’aux pensées confuses d’un vagabond reflétées dans les monologues d’un enfant, chaque voix ainsi que chaque forme – prose, vers rimés ou vers libres – de cette œuvre polyphonique jouit des mêmes droits et des mêmes forces, et tente de donner l’intégralité d’un monde fragmenté, qui prend ses origines dans un passé lointain.
Dans Le Livre d’Amba Besarion, il n’y a pas d’appât pour attirer le lecteur, ni fil conducteur ou énigme à deviner. « Seulement l’aventure humaine sans rectification, dépourvue de sens : la vie de l’homme quand il n’est personne, quand il n’est rien, quand il est lui‑même.
On dirait que chacune de ses phrases sort du néant et se disperse dans l’infini. Ces phrases sont les fragments d’une pensée entière et invisible à laquelle la douleur ne donne pas la possibilité de se désintégrer.
Chacun peut lire cet ouvrage déroutant, tantôt comme l’œuvre d’un rigoureux maître de santé morale tantôt comme celle d’un poète lyrique désenchanté.
Dans une Géorgie dévastée par le communisme, un homme erre seul, sans but, à travers son pays en ne prêtant nulle attention aux huées des villageois qu’il rencontre. Sa canne, telle une baguette de sourcier, se met à « vriller comme un cyclone » dès que ceux-ci tentent de lui arracher son manteau. Amba Besarion est-il ermite, pèlerin ou tout simplement fou ? C’est le regard d’un enfant, premier narrateur de cette œuvre polyphonique, qui osera considérer cet anachorète aux semelles de vent comme un être libre - et rien de plus.
Délibérément inscrit au ban d’une société où chaque vélléité de changement s’enlise dans le chômage et l’alcoolisme, Amba Besarion conserve une forme de sérénité en s’obligeant au dénuement, Diogène errant, il prend la parole pour délivrer sa vision désenchantée du monde où perce néanmoins l’exigence de droiture stoïque face aux injustices des hommes. Besik, l’enfant qui le premier a vu en Amba Besarion un modèle d’affranchi, finit par le confondre avec son mentor. Ainsi en est-il de tous les personnages du Livre d’Amba Besarion : leur identité mouvante compromet toute distinction entre eux et Amba, Besik, sa mère, son chien, les voisins ou d’autres villageois ne forment plus qu’un individu.
Né en 1939 à Tianeti, Besik Kharanaouli, couronné par le prestigieux prix littéraire Saba, est considéré comme un des plus grands écrivains de son pays. Le Livre d’Amba Besarion, traduit du géorgien par Marie Frering et Omar Tourmanaouli, a été rédigé pendant la décennie qui a succédé à l’effondrement de l’URSS. À mi-chemin entre le recueil d’aphorismes, le poème incantatoire et le récit fantastique, cet ouvrage dresse moins le constat d’une société qu’il ne médite sur la difficulté de vivre en général. Pour preuve, le décor géorgien du livre s’efface peu à peu au profit de lieux anonymes et intemporels. Son héros anachorète a des airs de Zarathoustra sur la montagne dont le propos se nourrirait d’influences complexes. Volontiers cynique, Amba Besarion est tour à tour freudien (« Les enfants grandissent sur le terreau fertile de la tragédie de leurs parents »), misogyne (« Le piège va très bien aux femmes » ; « La femme donne la liberté à un homme selon sa propre tare : une femme simple pardonne, une femme étourdie n’est pas jalouse »), camusien (« Un des traits essentiels de la charité est qu’elle contourne le vrai »)…
À l’opposé, des accents bibliques, faits d’anaphores multiples, de références à l’Ecclésiaste, à l’Apocalypse, ou au mythe de David et Goliath colorent le propos d’Amba et le style de Besik. De sorte que chacun peut lire cet ouvrage déroutant, tantôt comme l’oeuvre d’un rigoureux maître de santé morale tantôt comme celle d’un poète lyrique désenchanté. Sans doute les deux dimensions coexistent elles dans cet auteur-narrateur-personnage principal qui s’ingénie, selon la formule de Romain Rolland, à « allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ».