Comme à chaque fois qu’il a rendez-vous avec une fille, son cœur bat ; ce serait beau si c’était un sentiment, en tout cas, c’est une sensation. Un plaisir épuisant, comme une course ; à moins que ce ne soit un réel essoufflement, il marche si vite qu’il dépasse tout le monde, dans les couloirs du métro, il en est fier ; en même temps, pendant une fraction de seconde, il a l’impression qu’ils ne sont pas dans le même film. Il n’a plus personne devant lui quand il arrive en bas du dernier escalator dont il monte les marches deux à deux pour parvenir enfin à l’air libre. En sortant, il part dans une direction, longe le boulevard sur une vingtaine de mètres, avant de se rendre compte qu’une fois de plus il s’est trompé de sens ; la Seine est de l’autre côté, il repart en sens inverse. Au carrefour, il traverse, en rageant contre l’obligation de le faire en deux temps, à cause de la circulation. Enfin il arrive dans sa rue, dont il ressent comme un accueil chaleureux la relative étroitesse, comparée à la largeur du boulevard, même si la façade de l’immeuble années cinquante qu’elle habite n’a rien de pittoresque. Sa fenêtre est au rez-de-chaussée, il voit de la lumière, il traverse la rue pour prendre du recul, un instant il voit sa silhouette, et constate une contraction légèrement douloureuse de son muscle cardiaque. C’est l’appréhension. Il traverse, il sonne. Il n’y a pas de code, pas d’interphone. C’est un petit immeuble, mais une vraie forteresse. Après un temps, la concierge lui ouvre, il est obligé de lui dire qui il vient voir, il doit se faire un peu violence.
Il sonne, à sa porte cette fois. Il entend ses pas, la porte s’ouvre ; Aurélie l’accueille avec son grand sourire qui le rassure, peut-être qu’il le trouve surtout amical. Il s’assoit, elle lui dit de ne pas faire attention au bazar, il regarde la bibliothèque, source d’échanges sans danger. Ils parlent, beaucoup, même de choses intimes ; la parole aussi est sans danger, pour lui. Elle lui permet de ne pas voir Aurélie, de ne pas la voir telle qu’il la voit quand il est seul, telle qu’il voit la plupart des filles, quand il ne les voit pas ; ou peut-être de la voir autrement, asexuée en quelque sorte, peut-être pas quand même. Quand c’est elle qui parle – elle lui parle beaucoup, on lui parle beaucoup en général, il paraît qu’il écoute bien –, il l’écoute bien sûr, bien bien sûr, mais de temps en temps il la regarde, et il trouve cruel ce regard qui souligne les moindres détails. Il remarque un accroc au pantalon – il sait déjà qu’elle n’attache pas à la toilette une importance capitale –, un défaut dans le maquillage qui contredit une parole qu’elle a eue un jour sur ce sujet. C’est avec la même cruauté, celle de son regard, qu’il devine le poids des seins sous la chemise, qui alimentera ses rêveries à venir, et même le rapport de la ligne des sourcils et de l’arête du nez qu’Aurélie a remarquable, et qu’il apprécie à sa juste valeur, de manière à pouvoir se comparer plus tard, lors d’un accès de mauvaise conscience, à un marchand de bestiaux. En même temps, tout cela ne l’empêche pas de prendre un plaisir réel, amical celui-là, à la compagnie d’Aurélie, plus d’ailleurs qu’avec beaucoup d’autres personnes. Enfoncé dans le canapé, il la regarde, l’écoute, ressent ce bien-être. S’agit-il de sentiment ? il en veut un instant aux gens d’avoir inventé cette idée, source de tant de questions oiseuses.