D’une ville de l’Europe à l’autre, le réel est trouble, âpre. Parfois même il menace.
Empreints d’une étrangeté familière, les personnages de ces récits
— guetteurs mélancoliques, orpailleurs du présent, rêveurs éperdus et cabossés — semblent chercher dans leur existence des voies de secours que seules les rencontres peuvent offrir. Pourtant ce bleu du ciel qu’ils veulent si ardemment est déjà en eux…
Un insoupçonné minerai intime pour transcender le présent.
Au lecteur inconnu ? […] Une langue qui peut aussi bien être refuge que terre d’exil.
Le bleu du ciel est déjà en eux
Stéphane Padovani« Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne. » Jacques Derrida
Je ne suis pas aussi bon que toi pour les langues. Les mots me viennent trop lentement, dans le désordre, pauvres, limités, même si j’assiste à quelques cours ici. Les cours m’ennuient bien fort d’ailleurs. La grammaire m’a toujours fatigué. Pour ce qui est de la conversation de base, le minimum vital pour se faire comprendre, eh bien je me débrouille, pas trop mal. Ça m’est tombé dessus par hasard, tout ça. Je n’ai pas fait d’études comme toi, ou si peu. Je baragouinais un anglais appris dans des manuels pour informaticiens débutants. Quand ils ont cherché partout des interprètes, je me suis présenté, j’ai bluffé comme je fais toujours, menti sur mon parcours. Ils n’étaient pas très regardants. Dans l’urgence, j’ai fait l’affaire. La plupart du temps je ne comprenais pas la moitié de ce qu’ils disaient, demandaient, mais je faisais bonne figure. Je prenais l’air entendu du type qui assure. Depuis tout petit, c’est une chose que je sais faire. Je hochais la tête, oui, non, voilà, il s’agit de ceci ou de cela, ne vous inquiétez pas, pas de problème, c’est clair, c’est d’accord, tout le monde s’entend bien, n’est-ce pas ? On peut se serrer la main. À bientôt.
Ils me trimbalaient d’une village à l’autre. On m’avait donné des vêtements, une veste militaire avec un badge bleu, un pantalon de treillis, des rangers. J’avais appris les grades en quelques jours.
Il y avait trois types de conversations à traduire.
La première, d’apparence courtoise ; les occupants viennent offrir humblement leur assistance, leur protection, rassurent, pédagogues, démagogues, tour à tout flattent et montrent leurs forces, et ça pactise, et ça offre quelques présents symboliques. Dans ce type de conversation, je m’en sors pas mal parce qu’il n’y a pas grand-chose à interpréter. Les yeux, les gestes, les sourires font le boulot. Mes lacunes ne se voient pas. D’ailleurs, je n’existe pas , je m’absente lentement, comme une feuille qui tombe, je glisse au sol et me laisse rouler un peu plus loin.
La seconde, de soumission ; dès l’entrée des forces occidentales, ça s’incline, ça baisse le regard, ça baise les pieds. Alors les officiers en profitent, enfoncent un peu plus leur présence et leurs certitudes dans la gorge des habitants, plastronnent, jouent les héros modestes, les sauveurs magnanimes, avec un mélange de commisération, de bienveillance forcée et de mépris, que mes pauvres efforts ne peuvent traduire mais qui s’entend bien au ton de la voix, à la posture des corps. Dans ces cas-là, on me regarde, surtout les miens bien sûr, mes compatriotes (le terme me fait bien marrer parce que notre malheureux pays ressemble à tout sauf à une patrie qu’on partage), avec respect, envie peut-être. Je suis avec les plus forts, les étrangers, presque leur égal, je maîtrise leur langue (ils le croient), je suis vêtu presque comme eux mais je n’ai ni arme ni casque tant je suis courageux, tant mon statut me protège de tout, même des balles de snipers qui ricocheraient sûrement sur mon badge bleu, des fois qu’ils oseraient nous allumer depuis les collines d’en face.
Enfin, il y a la troisième conversation, d’investigation. Autant dire une non-conversation. Les occupants questionnent, cherchent l’ennemi, les rebelles, les caches d’armes, les planques, toutes les informations, les indices, les repères, bons à prendre. On est pressé. On est remonté comme une pendule parce que de braves gars ont encore sauté sur des mines hier ou pris une roquette dans le cul du VB. Et en face, c’est muet. Silence total. Ça regarde droit devant fièrement ou dans les yeux sans rien lâcher. Ça se transforme en pierre, en brique, en rocher, en n’importe quoi de minéral posé là depuis mille ans et tu sais comme nous sommes, comme nous pouvons être quand on nous menace trop fort ou qu’on nous fait chier. Les autres pourraient aussi bien couper des têtes pour se faire craindre que rien ne roulerait à terre, sauf de gros cailloux ronds que personne ne remarquerait sur la terre sèche d’ici, au pied de nos montagnes.
Les hommes que j’accompagne, que je sers, on peut dire ça, s’énervent alors après moi parce qu’ils pensent à juste titre que je traduis mal, que je suis incapable de me faire comprendre, d’interpréter au mieux leur volonté, leurs intentions, leurs ordres, leur colère, leur force, leur violence prête à se décharger sur le premier venu, moi, leur envie de tout raser dans ce putain de pays pour lequel ils sacrifient leurs vies, espèce de tête de nœud d’enfoiré d’interprète, tu traduis ce que je dis oui ou merde ? Et en face, ça ne répond toujours rien, tellement mutique, immobile, qu’on pourrait croire les corps fondus dans la terre, pétrifiés comme ces fossiles qu’on retrouve parfois des siècles plus tard quand on a rien de mieux à faire qu’à fouiller les déserts. Et en face, seul le regard semble, à y voir de près, un peu vivant, tandis que des mots éclatent en tous sens, cognent avant poings et crosses, vivant d’une vie de reptile indifférent, sauf peut-être envers moi, le pire, le traître, le valet maudit qui traduit (n’importe quoi), essuie aussi l’engueulade et les brimades maintenant, puisqu’il est inimaginable qu’on leur tienne tête aussi longtemps et de cette façon mutique, et c’est ce putain d’interprète, ce bon à rien qu’on leur a fourgué aussi ! Que veux-tu faire avec ça ?
Alors le reptile indifférent me voit mieux, me regarde soudain comme le plus misérable des morpions à badge bleu. Ah, Fahdin, mon ami, dans quoi est-ce que j’étais allé me foutre ? Tôt ou tard, il faut partir…
- 148 pages 15€
- Collection : Made in Europe
- Thèmes : identité poésie ailleurs fantastique
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févr. 2016 — 140 x 210mm - ISBN : 978-2-915018-89-9