— Chaque son est une sphère, disait-il. C’est une sphère, Massimo, et chaque sphère a un centre. Le centre d’un son est le cœur du son. Il faut toujours s’efforcer d’atteindre le cœur du son, a-t-il dit. Si on l’atteint, on est un véritable musicien. Autrement on est un artisan. Être un artisan est parfaitement respectable, Massimo, a-t-il dit. Même être un artisan en musique est respectable. Mais il ne faut pas confondre un artisan et un musicien. Un musicien n’est pas un artisan, a-t-il dit. Il est un intermédiaire. C’est quelque chose de tout à fait différent. Cela suppose une façon tout à fait différente de comprendre la musique et une façon tout à fait différente de nous comprendre nous-mêmes. Une façon tout à fait différente. Si vous ne connaissez pas la différence entre un métier et une vocation, a-t-il dit, vous ne savez pas ce que signifie être un artiste. Aujourd’hui très peu de personnes savent ce que signifie être un artiste. Très peu d’artistes savent ce que signifie être un artiste. Ils veulent qu’on les prenne en photo afin d’exhiber leur nez. Mais nous avons tous un nez, a-t-il dit, et peu de gens sont des artistes. De véritables artistes. Ils veulent exhiber leur profil et expliquer dans les journaux à quel point ils sont extraordinaires. Mais ils ne sont pas extraordinaires, ils ne sont que des êtres humains et ils sont pires que la plupart des êtres humains parce qu’ils prostituent leurs dons. C’est ce qu’il a dit. Prostituent leurs dons. Si d’aventure ils ont eu des dons pour commencer, a-t-il dit. La plupart du temps ils n’ont absolument aucun don mais seulement le désir d’exhiber leur profil et de parler dans les journaux. L’art est accessoire, a-t-il dit, ce qui est important est d’exhiber son nez et de parler dans les journaux. Expliquer quelles sont leurs idées et pourquoi ils sont tellement spéciaux. C’est ce que veulent les journaux, a-t-il dit. Ils veulent prendre leur profil en photo et entendre à quel point ils sont spéciaux. Ils veulent savoir ce qu’ils ressentent et ce qui leur est arrivé pendant leur enfance. Ils veulent savoir quelle est leur position politique et ce qu’ils pensent de l’Église. Si votre nez n’est pas le bon type de nez, vous pouvez oublier les journaux, a-t-il dit. Vous pouvez oublier les festivals. Vous pouvez oublier les commandes. Vous pouvez oublier les studios d’enregistrement. Je n’ai jamais voulu qu’on photographie mon nez, a-t-il dit. Mon nez est plus beau et plus distingué que la plupart des leurs, a-t-il dit. C’est un nez sicilien. Un nez aristocratique. Mais il n’est pas pour les journaux, a-t-il dit. Il n’est pas pour les brochures publicitaires. Il n’est que pour moi, afin de me permettre de respirer et de travailler. Un musicien est tout d’abord un travailleur, a-t-il dit. Il n’est pas un mannequin. Il n’est pas un homme politique. Il n’est pas un philosophe. Il n’est pas un amant. Il est un travailleur. Je vous ai engagé, Massimo, a-t-il dit, pour prendre mes billets quand je veux aller quelque part ou pour me conduire à la campagne quand j’ai besoin d’échapper à la ville. Mais par-dessus tout j’ai besoin de quelqu’un qui empêchera les reporters de journaux et les photographes de passer ma porte. Vous ne pouvez pas imaginer, a-t-il dit, le degré de paresse, de vénalité et de fausseté de ces journalistes. Il n’y a pas si longtemps, a-t-il dit, quand j’ai assisté à la première d’une de mes œuvres à Paris, tout ce que les journalistes pouvaient dire était : « M. Pavone ne fait pas les choses à moitié, non seulement il écrit une œuvre entière fondée sur une seule note, mais il ne dort pas dans un lit mais dans un placard. » Pouvez-vous imaginer cela, Massimo ? a-t-il dit, pas dans lit mais dans un placard.