À première vue, la Halle n’a rien d’un hangar où l’on massacre les porcs. Les premiers clients du samedi matin prennent leur café au comptoir de Chez Tontonou du Napoli. Huit heures trente, tout est plein d’innocence.

Devant moi deux tables démontables recouvertes de jupes blanches et de toiles cirées rouges. Dessus neuf paniers en faux osier, parallèles sur deux rangs, une planche à découper, neuf coupelles en étain, un couteau, une piquette, le calicot Saucissons artisanaux du terroir. Je descends du chariot et ouvre un par un les dix-huit cartons de saucissons. Sept cent vingt fois cent cinquante grammes de porc industriel, que je vide par poignées dans les paniers sur l’étal, classés par saveur et couleur de ficelle, figue, noix, ail, sanglier, thym, fenouil, cèpes, olives, piment. Une odeur âcre de moisi me monte au nez, le salpêtre me colle aux mains, la poudre blanche macule mon tablier noir Chez Tonton. Je plonge les deux mains dans la masse déjà suintante. Après s’être longtemps gelés dans les frigos de la cave, les saucissons jutent toute la graisse qu’ils peuvent. Les petits corps oblongs et bosselés que j’extirpe des cartons se laissent faire en silence. Si je prête l’oreille pourtant, j’entends une frénésie de groins qui farfouillent, les hurlements des porcelets, les clics des décharges électriques, les chocs amortis de la chair contre le métal, le moteur de la scie circulaire, le ruissellement du sang sur le carrelage, les bruits de salive des hommes, leurs rots, leurs pets, le broiement infini de leurs tubes digestifs. Comme tous les samedis matin, si je tends bien l’oreille, derrière le brouhaha de la Halle, j’entends le bourdonnement du cauchemar me rappeler à cette responsabilité assourdissante : c’est moi le vendeur de saucissons.