Lecteur de polar formaté ou de thriller au «suspense insoutenable» passe ton chemin… car si Paulus Hochgatterer a reçu, pour ce roman, le Grand Prix de littérature policière en Allemagne en 2007, ce n’est sans doute pas pour le rythme éffréné d’une quête d’indices ou une énième histoire de serial killer. Roman littéraire utilisant les codes du roman noir, la Douceur de la vie, titre ironique bien sûr, demande une petite mise en jambe avant de se laisser apprivoiser. C’est que l’auteur use d’une narration polyphonique, souvent à la première personne, pour mettre progressivement en place son intrigue et, surtout, une atmosphère en correspondance avec la géographie (Furth, une petite ville de province perdue au fin fond de l’Autriche), le climat (un hiver cotonneux, où la brume persistante dispute sa blancheur à la neige omniprésente), le moment (l’approche de Noël qui ne semble pas amener beaucoup de joie en ces lieux) et des personnages qui cachent tous des troubles intérieurs.
Passée la scène d’ouverture, où une petite fille, après avoir joué tranquillement avec son grand-père, retrouve ce dernier étendu dans la neige, la tête littéralement écrasée, deux fils rouges se développent en parallèle, entrecoupés des voix de certains habitants de la ville. D’une part l’enquêteur, le commissaire Ludwig Kowacs, qui se débat avec ses cas de conscience personnels et ses questions sans réponse (pourquoi a-t-il fini par atterir dans ce coin paumé ? son incompréhension face à sa fille et son ex-femme, la routine de sa relation avec sa maîtresse), sans compter la gestion de la population locale : délinquants roumains qui cassent les voitures, individu qui martyrise son entourage, ce meurtre peu ragoûtant d’un vieillard de 86 ans et quelques cas de démence plus ou moins sévère. «Les psychopathes menacent, humilient, frappent. C’est cela dont les gens ont peur (…) La peur est dans son fond toujours rationnelle.» C’est dans cette catégorie qu’officie, d’autre part, le second protagoniste, le psychiatre Rafael Horn, aux prises avec, au choix, une mère qui voit le Diable dans son bébé, un jeune psychotique qui s’imagine en Dark Vador, ou encore le prêtre de la paroisse qui prend Bob Dylan pour Jésus réincarné… A cela s’ajoutent les différentes réunions de service à l’hôpital et les questions mesquines du personnel. C’est Horn qui va devoir s’occuper de la petite fille, Katharina, devenue complètement mutique après avoir vu le cadavre de son aïeul. Elle n’a pas été témoin du meurtre, mais a entendu la voix de l’assassin. Kowacks de son côté apprend du légiste que la victime a été égorgée, avant que quelque chose (une masse peut-être) ne lui aplatisse le crâne, preuve d’une haine farouche contre la victime ou… rien de probant au contraire, mais l’œuvre d’un fou, le fruit d’une expérience, d’une curiosité malsaine ? La fin du roman apportera une réponse. Tout l’intérêt sera de savoir si elle est «satisfaisante», en termes de vérité, de morale, de normalité, de folie, admise ou non.
En passant en revue les déviances des uns et des autres, les psychologies complexes et sans cesse en mouvement des protagonistes, Hochgatterer rend la résolution du meurtre presque secondaire pour multiplier des points de vue ramenant toujours à la question identitaire. Qui sommes-nous véritablement ? Pour qui nous prenons-nous aussi ? Et derrière ces questions flotte une forme d’incertitude définitive, ne permettant plus de séparer clairement le Bien et le Mal. C’est aussi un portrait saisissant de l’Autriche d’aujourd’hui, conservatrice et si lisse d’apparence, où derrière la quiétude d’un paysage bucolique de carte postale qui vanterait la douceur de la vie à l’ombre du clocher d’église («Le modèle catholique, si prisé dans ce pays, matérialiser en l’autre ce qu’il y a de mauvais en soi»), une violence sourde rôde, à l’intérieur de chacun, et explose parfois dans les pires horreurs.