28 décembre (massacre des Saints Innocents)
Premièrement un ornithorynque. Un pondeur d’oeuf à mamelles, une bête à poils et à pieds palmés. Un scandale, un paradoxe, un être qui n’a pas choisi son camp. Et avec ça, pataud ! Les ambigus, normalement, ont cela pour eux : une certaine grâce, un manque d’attache à la terre. Mais celui-ci est râblé, dense, dru comme son poil ! Poil qu’il n’a pas été si facile d’écarter, quand de lui les occidentaux ont fait connaissance. L’animal empaillé qu’on leur a livré sur la paillasse avait tout de suspect, il a donc fallu entreprendre de trouver, à même le cuir, les points de suture, les preuves en fil blanc qu’il s’agissait là d’une fantaisie littéraire, à queue de castor astral et bec de canard. Mais non. On a eu beau peigner l’animal en tout sens (et c’était comme de trousser une brosse à dent), rien, pas la moindre trace de couture aux articulations. Seulement celle, courant sur tout le ventre, nécessaire à l’éviscération. Et il fallut se rendre à l’évidence : la plaisanterie existe aussi, de manière endémique, dans certaines poches reculées du réel. Un ornithorynque pourtant, ce n’est pas si extraordinaire. Ça ne fera pâlir personne de jalousie. Mais c’est la base, il en faut toujours un. C’est presque non négociable. C’est juste la preuve qu’on y est, qu’on a versé là-dedans.
Celui-ci quand même, celui trouvé pour cette collection, n’est pas n’importe lequel. Envoyé en Europe en 1798 par le si bien nommé capitaine Hunter, gouverneur de Nouvelle-Galles du Sud, il s’agit du Plus Ancien Naturalisé Connu — on a versé là-dedans : le pot au lait surchauffé des superlatifs.
8 janvier
Deux foetus de soeurs siamoises attachés par le thorax, et dont l’extrême petite taille permet qu’ils soient conservés dans un bocal rond qui me plaisait beaucoup et dont je ne savais pas bien quoi faire. Il me plaisait, il me plait toujours, pour son côté aquarium, son côté ventre de grossesse, aussi, et loupe grossissante, qui permet de mieux voir les détails, les mains très dessinées déjà, bien qu’un peu palmées encore, les petites veines remontant le long des bras, les fronts encore un peu creux, les jambes pas encore descendues au bassin. Si c’était des êtres viables ils marcheraient à quatre pattes, ou peut-être même pas. Disons que leurs jambes ressemblent à des pattes qui ressemblent à des nageoires, sauf que les deux soeurs ne nagent pas non plus, elles restent, en stase, dans leur paradis de formol, elles restent ensemble, elles n’ont pas le choix, et leurs yeux sont très gros. Petites carpes. Ou plutôt, non, de les voir me fait surtout penser à ces petites gymnastes d’Europe de l’Est qu’on voyait sur nos écrans dans les années quatre-vingt, qui ne marchaient jamais, mais couraient, faisaient des salto et des roues, se mouvaient dans l’espace comme si, pour elles, et pour elles seulement, il avait une fluidité supplémentaire. Elles payaient cela d’une sorte de retrait du monde, qui n’est pas le même, je le sais, que celui que connaissent mes deux siamoises. Un rideau de fer n’est pas un bocal. Et leurs jambes à elles étaient bien campées, bien galbées. Et leurs justaucorps étaient lisses, scintillants, quand les petites soeurs sont nues, tout juste habillées d’un lanugo qui jamais ne tombera. C’est tellement beau de les voir flotter ainsi dans un liquide amniotique fidèle, permanent, qu’on en oublierait presque ce qui fait leur spécificité : leur attachement l’une à l’autre, et l’air qu’elles ont pourtant de vouloir s’éviter. Elles se font face, de beaucoup trop près, collées qu’elles sont par un os qui ressemble au bréchet des volailles. Ainsi, elles auraient dû passer leur vie dans un éternel torticolis si elles avaient voulu éviter de s’embrasser continuellement sur la bouche, si elles avaient voulu, seulement, respirer.