La rencontrer, c’était comme recevoir la charge d’un bélier. On en héritait un mal de tête, quand ce n’était pas une légère commotion cérébrale qui vous mettait la tête à l’envers, auquel cas les symptômes étaient plus lourds et plus durables. C’est avec la force d’un bélier qu’elle heurtait à présent la porte du boucher Alexis en criant : « Est-ce que Toula est morte ? » « Elle est morte », répondait le boucher depuis sa boutique sans lui ouvrir. « Elle est morte ? » reprenaitAnnio en répétant la question. Et comme pour poursuivre la partie, un écho qui jouait avec de vraies voix confirmait à son tour : « Elle est morte ». Cette seconde réponse suffisait apparemment à l’éloigner. Elle partait en courant sur le trottoir, qui tremblait sous ses maladroitesenjambéesà mi-chemin entre la marche et le galop, avant de s’immobiliser devant la porte de sa voisine. « Nota, tu es au courant ? Toula est morte ! » « Elle est morte », répondait une voix de femme comme sortie d’une caverne creusée par la cigarette. « Et Liza est au courant ? », demandait Annio. « Evidemment qu’elle est au courant ! », reprenait en écho la voix de l’autre. Ce court trajet se poursuivait jusqu’à l’étape suivante. Annio cognait violemment du plat de la main contre la porte vitrée de Liza. « Toula est morte. Nota te l’a dit ? » « On est au courant ». Liza coupait court à ce porte-à-porte sur un ton revêche, comme pour signifier que cette comédie avait assez duré. La scène ne se répétait que grâce à la patience et à l’endurance d’un spectateur invisible, mais désormaisLina ne voulait pas continuer ce mimétismede la voix. Depuis trois ans que Toula était morte. Et assez souvent. Si souvent parfois que ceux qui y participaient n’en pouvaient plus d’accompagner cette stichomythie apparemment absurde, qui semblait chercher à confirmer un événement, mais aussi à ne pas le laisser tomber dans l’oubli, comme s’il s’était produit quelques heures ou quelques jours plus tôt. C’était comme la représentation d’un drame où les acteurs redisent chaque soir les mêmes paroles avec d’infimes variations dans le ton ou dans les gestes, en visant pourtant au même but. Seulement c’est un autre public qui, chaque soir, les entend, les reçoit, paie son billet. Cesparoles étaient une sorte de pantomime qui se dessinait dans l’air pour s’effacer en un instant, condition préalable pour que la scène se répète presque à l’identique la fois suivante. Sauf que personne ne savait jamais quand serait la fois prochaine. Cela dépendait du moment où Annio repasserait à l’attaque.