Pris par ses souvenirs et le tangage de son voilier, Aïmane s’endort. Peu de temps sans doute, le soleil est encore loin de son zénith lorsqu’il ouvre les yeux de nouveau. Il sent que quelque chose a changé et frissonne violemment. Il ne saurait dire ce qui le force à se retourner alors que tout en lui cherche à l’en empêcher. Est-ce une présence irrésistible ou les cris ? Il se lève, la tête lourde. Il a du mal à conserver l’équilibre et doit garder les yeux baissés pour rejoindre le mât où il s’agrippe. Là, enfin, il consent à regarder autour de lui. À quelques encablures, par tribord arrière, un grand voilier dérive avec lenteur. Un brick. De la grand voile jusqu’au grand cacatois, toutes les voiles carrées du mât principal sont déchirées et battent misérablement comme un âne efflanqué et chancelant. Sur le mât d’artimon, la corne seule retient encore la voile brigantine qui virevolte de gauche à droite sans plus rien pour la retenir à sa bôme. Plusieurs haubans ont rompu. Il ne faut pas longtemps pour que Aïmane comprenne qu’un nourrisson hurle sur le pont. Sans réfléchir davantage, il hisse sa grand-voile puis le génois, tirant fort et le plus vite possible sur les drisses. Le vent commence à forcir, et il sait qu’il n’a que peu de temps pour rejoindre le navire qui par chance file plein sud. Il n’aura pas à virer de bord, juste tracer une diagonale pour couper la trajectoire. Si la voilure du brick est considérablement endommagée, le souffle suffira pour l’éloigner d’Aïmane s’il ne se presse pas. La frénésie qui s’empare de lui pourrait presque l’inquiéter s’il s’en souciait, mais il ne songe qu’à aborder le grand bateau. Lorsqu’il parvient à deux mètres, les hurlements continuent, ils n’ont pas cessé à vrai dire, pas une seule seconde. Aïmane ne trouve d’autre idée pour se coller bord à bord que de lancer son ancre grappin sur le pont. Il enroule le cordage autour des taquets d’amarrage jusqu’à ce que les coques se touchent, puis grimpe sur le bateau à l’aide de la corde de l’ancre.
Avant même de poser le pied sur le pont, l’odeur le saisit, un mélange de sang et de maléfices, il est déjà prêt à vomir lorsqu’un spectacle horrible se déploie devant lui, et ses glaires blanchâtres, souvenirs du litre de lait avalé au petit matin, viennent atténuer la couleur métallique des flaques rouges qui s’étalent à ses pieds. En face de lui, adossé au pont en position assise, la tête penchée sur la poitrine, yeux révulsés, un homme blanc en uniforme a tenté de retenir ses entrailles qui ont jailli de son ventre tranché en croix. Un pieu a été planté dans la nuque d’un autre, gisant de tout son long à ses côtés, son fusil désormais inutile à portée de main. Une jambe coincée dans les échelons de cordage du grand mât, un marin se balance à l’envers à deux mètres de hauteur. Du sang s’égoutte encore de sa calotte crânienne, proprement scalpée. Un compère s’est effondré sur le gaillard d’avant, la moitié de son corps en suspens sur le bout-dehors. Lorsque Aïmane s’approche pantelant, il s’aperçoit que lui en revanche n’a plus de tête du tout. Les cris viennent de l’arrière du bateau, et il s’y précipite. Il y a deux autres suppliciés sur le gaillard arrière, et il essaie de ne pas y prêter davantage d’attention. Il ouvre en tremblant la porte de la cabine du capitaine située juste au-dessous, et ce qu’il découvre alors viendra le hanter le reste de sa vie.