Liev se rend à Kosko pour y assurer l’honorable fonction de précepteur.
Ou peut-être pas. A Kosko, Liev vivra aussi une belle histoire
d’amour. Ou peut-être pas. Le monde est opaque, à moins que ce ne soit l’homme. L’opacité est une maladie mentale. Ou peut-être pas.
L’impossible reconnaissance — sociale, professionnelle, sentimentale ou simplement de soi-même — est au cœur de ce roman, mais vue à travers le microscope vertigineux des monstruosités minuscules.
Avec Pas Liev, Philippe Annocque signe son retour au roman dans une veine sensiblement expressionniste.
Dense et inquiétant, Pas Liev est une fascinante marche au bord du gouffre, où le langage est notre seul garde-fou.
Philippe Annocque dérègle subtilement sa mécanique romanesque, il renverse la perspective et le lecteur vacille.
Pas Liev
Philippe AnnocqueC’était en plein milieu des champs. Il n’y avait pas de relief. Juste quelques bosquets, assez loin.
A un angle du carrefour, la Croix Saint-Charles était petite, en fer forgé, coulée dans un socle en béton. La peinture blanche, sans doute récente, s’écaillait déjà. En arrêtant son véhicule, le chauffeur du car avait claironné : « C’est un arrêt exceptionnel ! » Liev l’avait remercié.
En regardant la croix, Liev s’est souvenu qu’il avait oublié d’aller aux toilettes, avant de sortir du cinéma. Il n’y avait personne en vue. Mais il ne pouvait pas faire là. Il a pris sa valise et il s’est engagé sur l’autre route, que lui avait indiquée le chauffeur.
Liev marchait depuis un bon moment. Le soleil paraissait encore assez haut mais sa montre indiquait déjà bientôt six heures. Kosko restait invisible. Liev s’est souvenu qu’on lui avait proposé de venir le prendre à la gare, « en passant ». Il a esquissé une grimace et a regretté de n’avoir pas de lunettes de soleil. En réalité le soleil n’était pas si haut : c’est l’horizon qui était bas.
Il arriverait tard. Pourtant le chauffeur avait dit que Kosko n’était pas loin. Qu’est-ce que ça voulait dire, « pas loin » ? C’est vrai que dans ce paysage plat, sans arbres, c’était difficile de se rendre compte des distances. Liev s’était arrêté, il a regardé ses pieds. Ses chaussures de ville étaient toutes poussiéreuses. Sur le noir, la poussière se voyait bien. Distraitement, en équilibre sur un pied, il a frotté le dessus de sa chaussure gauche contre l’arrière de son mollet droit, puis l’inverse. En fait, il n’était pas si mal, ici. Si seulement il y avait eu un arbre.
Liev a regardé sa montre encore une fois. Il arriverait tard. Ça faisait mauvais effet, d’arriver tard. Il s’est remis en route.
La route descendait légèrement à présent. On devinait un vallon à quelque distance. Enfin, Liev a aperçu une petite construction en briques au bord de la route. C’était bien trop petit pour être une maison. Et puis c’était en plein champ. Tout autour, c’étaient les mêmes champs labourés, nus. La terre était très rouge.
Liev est arrivé près de la petite construction en briques. De près, elle paraissait encore plus petite : elle ne faisait pas deux mètres dans sa plus grande longueur.
Il n’y avait pas de porte. Plus précisément, il y avait une ouverture, mais il n’y avait pas de vantail. En hiver, il devait y faire aussi froid que dehors. Ce n’était pas un endroit destiné à conserver la chaleur.
A l’intérieur, c’était vide. Quelques détritus, quelques gravats jonchaient le sol en ciment. Dans un angle, jusqu’à un demi mètre du sol, on voyait une trace plus sombre. L’odeur n’était pas agréable.
Liev est ressorti. Il a fait le tour de la construction, gêné dans sa marche par le sol inégal du champ labouré. Maladroitement, il a appuyé sa valise contre le mur de briques. Elle est tombée. Son besoin d’uriner était trop fort. Derrière, forcément, ce serait bien. On ne le verrait pas de la route.
Derrière, ce n’était pas bien non plus. Derrière, c’était comme devant : le champ labouré à perte de vue. A perte de vue, il n’y avait rien. Il ne fallait pas regarder par-là. Il fallait regarder vers le mur de briques. Liev regardait vers le mur de briques. Le lichen y faisait des marques jaune verdâtre, curieusement circulaires, comme des taches de peinture tombées à l’horizontale.
Tandis qu’il rajustait sa braguette, le regard de Liev est descendu le long du mur, jusqu’à la marque sombre et oblique de son urine, qui s’élargissait plus près du sol.
Là, sur le sol, juste là, il y avait une petite chaussure en toile. Une pointure d’enfant. Liev avait uriné dessus.
Les yeux de Liev ont cligné violemment plusieurs fois. Il a regardé autour de lui. Il n’y avait personne. Il a continué à regarder autour de lui, par terre. Son regard s’arrêtait sur tous les objets – papiers, cailloux surtout – dont la couleur se rapprochait du blanc ou du jaune pâle. La chaussure était blanche ou jaune pâle.
Il n’y avait pas d’autre chaussure à côté. Il n’y avait pas l’autre chaussure.
Liev a attrapé d’un geste brusque la poignée de sa valise à terre et a presque couru jusque sur la route. Un cycliste arrivait en face. Il était encore assez loin, mais Liev ne voyait que lui. Le cycliste voyait Liev aussi, sûrement. Bientôt, quand il a été un peu plus près, le regard de Liev a rencontré son regard. D’aussi loin que la vue le permettait, le cycliste regardait Liev. Il roulait lentement, à un rythme très égal, sur un vieux vélo de femme. Le grincement du pédalier était vraiment très régulier. C’était un homme entre deux âges, assez pauvrement vêtu. Liev n’aurait pas pu dire si c’était un paysan.
A la hauteur de Liev, l’homme a ralenti encore. Pendant un instant, Liev a cru que l’homme allait passer au ralenti devant lui et continuer son chemin, mais d’un coup il a entendu le grincement des freins. C’était beaucoup de bruit, pour un vélo qui allait si lentement. L’homme regardait toujours Liev, il n’y avait pas d’expression bien nette sur son visage. Il avait juste le sourcil droit presque dépourvu de poils – mais la cicatrice, s’il y en avait une, était invisible. Ça ne voulait rien dire. Il a fait un geste de la main vers sa casquette, il l’a repoussée légèrement en arrière, dégageant son front encore un peu plus. Face à lui, Liev a esquissé une inclinaison du buste vers l’avant.
« Qu’est-ce que vous faites là ? »
Le débit était rapide, mais les syllabes se détachaient avec netteté dans l’espace. Liev s’est dit qu’il commençait vraiment à se faire tard. Son ombre était longue. La roue avant de l’homme lui écrasait la face. Liev a fait un pas de côté.
« Je… »
Ce n’était pas facile de répondre. Ce n’était jamais facile de répondre. Et puis l’aspect de l’homme, sa mise très simple, presque pauvre, ne donnait pas envie de répondre. L’homme portait une veste en velours avec des pièces aux coudes. Pourtant son ton incisif n’admettait pas le silence. Le ton incisif n’admettait pas le silence mais le visage restait inexpressif.
« Vous n’êtes pas perdu ? »
C’était à peine une question, ce n’était pas vraiment une question. On était bien obligé d’admettre que, par ici, il était impossible de se perdre.
« C’est bien la route de Kosko ? », a demandé Liev. C’était surtout pour dire quelque chose. Il aurait préféré répondre par autre chose qu’une question, mais il n’a rien trouvé d’autre à dire.
C’était peut-être à cause des pièces aux coudes de la veste en velours élimé que Liev aurait préféré répondre par autre chose qu’une question.
« Vous venez pour le poste ? Ils vont être contents, en bas, de vous voir enfin arriver. »
Le visage était toujours inexpressif. Peut-être serait-on fâché que Liev arrive si tard. Ou peut-être serait-on content de le voir enfin arriver, en effet, après toute cette attente. C’était bien possible. Il n’y avait pas là matière à faire de l’ironie.
Le regard de Liev s’attardait sur la pièce ovale du coude gauche. Elle paraissait bien cousue.
« Oui, il est un peu tard. Le car m’a déposé au carrefour. Le Carrefour de… »
« Le Carrefour de la Croix Saint-Charles. Eh bien oui. On est dimanche. »
C’était le ton de l’évidence. A quoi cela servait-il, à présent, de sortir une telle évidence.
« C’est en bas ? En bas de la pente ? C’est encore loin ? »
« En descente, ça roule tout seul. »
L’homme n’avait pas fini sa phrase que déjà il appuyait sur la pédale. Il est reparti sans un mot. Pourtant il roulait si lentement qu’il aurait bien pu parler encore un peu, en démarrant.
Liev l’a regardé partir, et les yeux sur le dos rond du cycliste, il s’est demandé encore une fois si l’homme avait compris ce qu’il venait de faire au moment où il l’avait aperçu.
Le dos rond était recouvert de la veste en velours, alors Liev a haussé les épaules, comme si l’autre pouvait le voir – parce que l’autre ne pouvait pas le voir.
Il s’était moqué de lui, en disant que ça roulait tout seul, dans la descente. Liev était à pied.
- 152 pages 16.5€
- Collection : Made in Europe
- Thèmes : violence folie identité
-
oct. 2015 — 140 x 210mm - ISBN : 978-2-915018-86-8