« Moi je crois que je laisserais pas un endroit pareil grand ouvert avec toutes ces babioles qui traînent », dit Cookie, montrant les peintures à l’huile sur les murs, les chandeliers en cristal, l’argenterie qui pèse son poids. Cookie avait précisé qu’il n’y aurait pas de verrous aux portes, à ce qu’il avait compris, et il n’y en avait pas. La porte donnant sur la rue était ouverte, pas de concierge, une pancarte au niveau de l’ascenseur indiquait à tout le monde le chemin jusqu’ici, ce penthouse au dernier étage, qui était grand ouvert. « Les riches ils s’en tapent », lâche la bonne femme.
« Tout ça c’est peut-être bidon », je dis, mais j’ai bien envie de piquer quelques trucs intéressants. Cette statuette coquine en jade, par exemple, avec son cul bien dessiné et ses nibards qui pointent. Ça doit coûter un bras. Cookie, comme l’appelle cette femme – sans doute son proxo – s’est fait embaucher comme traiteur pour la soirée, et on est arrivés tous les trois assez tôt pour installer tout le bazar. Perché sur ses béquilles, le cuistot prépare la bouffe, la femme l’apporte sur les chauffe-plats et fait passer les amuse-gueule sur des plateaux en argent, et moi je m’occupe des boissons. On attend pas mal de monde, donc pas de service à table. Dommage. Le service à table ne va pas sans règles, l’horaire à respecter, les pochtrons bien tranquilles à leur place. Quand ils peuvent aller où ils veulent, c’est chez moi qu’ils finissent tous par atterrir en jouant des coudes. Y a de la casse. Ça renverse. Les esprits s’échauffent. Le mien, notamment.
J’ai bien dû passer des centaines de fois devant cet immense machin sans le remarquer. Des apparts chicos sur plus de cent étages et ce penthouse posé tout en haut comme une cerise sur un gâteau. Aucune idée de pourquoi j’ai décidé de passer dans le coin ce soir, mais j’ai du pot. Je n’ai jamais bossé ici, pourtant tout est rangé là où je me doutais que ce serait – équipement de qualité pro, VMC silencieuse, frigo et machine à glaçons sous le bar ; tout est à sa place, impeccable, comme flambant neuf tellement ça brille. Les deux autres avaient amené une cargaison de chaises pliantes et de dessertes, des caisses entières de gobelets en plastique et de serviettes en papier, et on a bourré le tout dans l’ascenseur de service, sauf que des tables en acajou nous attendaient, recouvertes d’épaisses nappes blanches, de porcelaine, verres en cristal et argenterie, alors il a fallu qu’on planque leur bordel dans une pièce à l’arrière. C’est Cookie qui a eu vent de ce plan, mais lui c’est rien qu’un bouffon d’étranger, et ça se voit qu’il a pas la moindre idée de ce qui se trame. Pas besoin non plus de redescendre pour aller chercher la bouffe et leur piquette. Le frigo industriel est plein à craquer, et dans les casiers à bouteilles, le fin du fin. Pas plus mal, d’ailleurs. S’il fallait redescendre dans la rue, j’aurais sans doute pas le courage de tout remonter. C’est que j’ai le vertige à des hauteurs pareilles, moi. C’est le seul hic de cet appart. La grosse qui fait le service était à peine entrée qu’elle s’est dirigée sur le toit-terrasse et s’est penchée. A hurlé qu’elle voyait que dalle. « Venez voir ça ! » Non mais elle déconnait ou quoi ? J’ai levé le magnum de premier cru que j’étais en train de déboucher et secoué la tête, tâchant de garder mon sang-froid, mais c’est que j’en aurais fait dans mon froc, moi, putain.