Les nuages devaient la prendre pour une vieille loutre à la fourrure fanée, se dandinant sans grâce, loin de ses rivières, sur un sol encombré de cailloux : mais ce n’était qu’une locomotive avec un ou deux wagons à la traîne qui cahotaient à travers des plaines grisées par la lumière de l’hiver. Une uniformité étrange régnait, comme si chaque pré ployait sous le fer de la froidure et de la désolation. Les quelques habitations qui parsemaient l’espace semblaient elles aussi se rabougrir, tassées par des forces atmosphériques irrépressibles. Les arbres étiques qui les côtoyaient de loin en loin tentaient de se projeter au plus haut, leurs branches presque collées au tronc pour davantage de fluidité, mais sans succès : chaque faîte se courbait, tantôt sur la gauche, tantôt sur la droite, empêché par une main géante qui les éloignait avec négligence du ciel.
Johan se demandait ce qui avait pu conduire Timon dans un tel pays, si éloigné de la trépidation citadine et des soirées baroques qui rythmaient son existence jusqu’il y a peu. Johan n’avait pas connu la petite gloire de son frère, pas plus que les multiples tentations qui en découlaient. Mais les errances de sa propre vie le dispensaient d’être jaloux. Ses pensées virevoltaient dans le presque désert de son wagon. Fébrile, il ne cessait de gigoter sur son siège, soupirait, sans que personne en fût gêné par ailleurs. Son seul compagnon de voyage était un vieux monsieur qui, installé près de la porte coulissante à plusieurs rangées de lui, n’avait cessé de lire un journal dont le froissement des pages, parfois désagréable, s’acoquinait avec le bruit traditionnel du train. Une fois, Johan se leva, pour se débarrasser d’une idée déplaisante. Il traversa le wagon à deux reprises, sans que le vieil homme ne tourne la tête en sa direction. Le patriarche était vêtu d’un costume gris perle, plutôt froissé, d’un gris comparable à celui des espaces désolés qu’ils traversaient. Son visage glabre s’affaissait par endroits ; il avait ôté ses chaussures, qui reposaient, impeccablement alignées, sur le siège vide à ses côtés. Des chaussures noires, couvertes de poussière grise. Johan s’était rassis, plus mélancolique que jamais.
Il aperçut enfin au bout d’interminables minutes une rupture salutaire dans cet environnement lugubre : une colline, posée comme une offrande sur cet espace plan et sans imagination. Une colline bombée à souhait, sans trop de décrochements ni de volutes sur les hauteurs : un sein énorme et parfait magnifiant un corps gracile. De multiples maisons en colonisaient les flancs en rangs serrés. Au sommet, Johan distingua des remparts, plutôt en bon état, même si quelques tourelles de défense paraissaient endommagées. Un édifice religieux dans les tons ocre, tout en longueur, sans doute une cathédrale, occupait une large place sur la gauche.
La lumière qui baignait l’endroit était d’une nature bien différente de celle qui s’abattait sur les étendues alentours : en bas le gris, le sourd, le malcommode ; en haut l’aurifère, le cristallin, le voluptueux. Au ciel tiède dévolu aux plaines se substituait un ciel bleuté, ourlé de quelques nuages badins. Un lieu tendu avec nonchalance et certitude vers une promesse, vers lequel on pouvait fuir sans crainte pour s’y abandonner. Cette colline habitée ne se bornait pas à resplendir, elle paraissait dominer le reste du monde avec le naturel des potentats de naissance. On en mesurait d’emblée le caractère ambivalent : ce chapeau de majesté posé sur une contrée aussi râpeuse avait un côté arrogant ; comment fallait-il interpréter ce changement si brusque dans la conformation du paysage? Johan aurait pu détourner les yeux, pour se concentrer sur d’autres choses plus futiles, mais il continua de river son regard sur le mamelon. Ses pentes, assez inclinées, étaient occupées par une quantité appréciable d’arbres, qui se promenaient le plus souvent en boqueteaux au milieu des habitations. La distance à laquelle se trouvait le train ne permettait pas d’en distinguer toutes les essences, bien que Johan sût reconnaître quelques chênes classiques, des marronniers aussi, et des châtaigniers. Beaucoup avaient encore leurs feuilles, ce qui ne manqua pas de l’étonner.
En cette saison, ils auraient dû être tout dépouillés, ce qui renforça son trouble. À mesure qu’ils approchaient, il essaya de repérer d’autres indices équivalents, car il n’y avait pas de doute possible: les arbres qui s’égrenaient, solitaires, le long de la voie ferrée, paraissaient malingres et maladifs en comparaison de ceux qui les surplombaient à quelques encablures. Les maisons que le train avait croisées dans la plaine se plantaient dans la terre, taciturnes, et s’y enfonçaient sans cris. Or, les premières demeures que Johan vit distinctement sur la colline paraissaient prêtes à s’envoler ; leurs toits se débarrassaient des salissures de la journée dans les derniers rayons de soleil, qui n’accordaient leur grâce qu’à elles seules. À l’immobilité, la passivité, l’odeur de cendres succédaient le divin, l’enchantement, les senteurs d’un été pourtant révolu depuis des mois.