Ce n’est pas une rumeur ; on est nombreux à l’avoir vu, on est nombreux ici à Fayolle à pouvoir le raconter. On l’a vu faire, on l’a bien vu, et de près, le petit coup de pied qu’il a donné, comme alors il a tendu les bras, les a lancés en l’air, comme il a paru plonger, c’est ce qu’on a pensé qu’il allait faire : plonger de là où il était. Ce que l’on a d’abord regardé c’est ce qu’il y avait en avant, en contrebas, la falaise avec les rochers, les arbres beaucoup plus bas, on a imaginé, on ne pouvait pas s’en empêcher, on a imaginé l’endroit où il allait retomber ; le premier geste que l’on a eu a été de tendre les bras pour le retenir, pour l’empêcher d’aller se fendre le crâne sur les pierres plus bas, on a fait un bond vers lui mais déjà il avait basculé, c’était trop tard, il s’était élancé, on a crié : « Il est fou ! », n’importe qui aurait pensé qu’il était fou en le voyant au moment où ses pieds ont quitté le sol. Cela a duré assez de temps pour avoir vraiment peur, pour sentir en soi l’estomac se rétrécir jusqu’à devenir une pointe dure contre quoi, aussitôt, le corps entier s’est serré en un seul point de peur, on a fermé les yeux pour ne pas voir le corps tomber, peut-être que ce n’était même pas le corps que l’on ne voulait pas voir, parce que la manière dont le corps allait retomber, encore, on pouvait l’imaginer, on pouvait prévoir, s’y préparer : non : ce qu’on ne voulait vraiment pas voir c’était la position qu’allait prendre le corps au moment où il serait trop tard, on ne voulait pas voir le visage se tourner de ce côté, on ne voulait pas croiser son regard à l’instant où il serait trop tard, où la chute serait inévitable. On a fermé les yeux mais ça ne suffisait pas parce qu’on ne voulait pas non plus entendre le cri qu’il n’allait pas manquer de pousser au moment où il ne pourrait plus revenir, se retenir, se raccrocher, remettre les pieds sur terre, parce que ce cri, vraiment, qui aurait envie de l’entendre ? Ce cri, on le redoute, c’est lui le plus terrible, c’est ce cri ; quand il a sauté on a fermé les yeux instinctivement, on a fermé les yeux sur le coup mais en fait c’était en entier que l’on voulait se fermer pour que rien n’entrât, ni son ni vision, rien, pour être fermé en soi, pour ne rien voir, ne rien entendre, ne plus rien sentir ni savoir, ne plus être là, témoin de ça. On a fermé les yeux, cela a à peine duré, quand on les a rouverts il n’était plus là, on l’a aussitôt cherché vers le bas, certain de voir son corps emporté dans le vide, ou rebondi contre des rochers, immobilisé dans un creux ou brisé contre l’arête d’une roche, ou plongé, disparu dans les feuillages, dans les arbres, les buissons tout en bas ; mais non, il n’y avait rien, on a cru que c’était les ombres ou les lumières qui jouaient des tours, on s’est penché davantage mais il n’y avait rien, vraiment rien, pas de trace de corps, alors on a eu ce réflexe, parce que l’on a tous un jour ou l’autre observé les oiseaux au moment où ils s’envolent, on a levé les yeux et on l’a distingué, il était déjà haut, les bras étendus pour se donner de l’équilibre, il était déjà au-dessus des nuages bas, on a vu sa silhouette glissée sur le fond des nuages et du ciel.