Elle les sent traverser ses chairs fatiguées et ses os qui porent, Laurence, les regards narquois qui n’attendent qu’une chose : qu’elle faute, elle, la vieille donneuse de leçons, le reliquat de l’arrière-garde venu expliquer à des gamins comment conquérir un monde qui déjà leur appartient. Elle a pour mission d’étancher leur soif de gouverner mais elle voit déjà, rien qu’à leurs postures, membres jetés en travers elle et têtes écrasées d’ennui anticipé sur des poings menaçants, qu’ils n’espèrent rien apprendre ici. Elle va devoir redoubler d’exaltation, de fougue, de tendresse et de conviction pour devenir leur égérie, leur guide, leur berger, avant de pouvoir les lâcher à leur tour en rase campagne conduire leurs propres troupeaux. De ces jeunes loups, elle a pour mission de faire des pasteurs.
Elle se rassemble, elle se concentre. Si elle échoue à incarner le dogme, elle en concède l’inanité, et la sienne propre par la même occasion. Elle sera taxée d’imposture, mettra en péril son contrat, sa réputation, sa clientèle, son emploi, sa vie toute entière même, puisque le fossé qui séparait le professionnel du privé a, lui a-t-on dit, été comblé à grands coups de pelles capitalistes, une de celles-là même qu’elle tient peut-être entre les mains en ce moment, elle sait pas trop, peu importe : une glaire a coulé dans sa gorge, elle la racle d’un petit toussotement et tente de l’engloutir avec ces idées pénibles qui la tourmentent avant de prendre la parole.
La salle est presque comble, ça froufroute du manteau, ça bourdonne de chuchotis, on ferme la porte, le silence se fait, elle frissonne un peu, ferme les yeux : elle se rappelle le petit Jésus dans le ciel, tous les sacrifices qu’il a pas dû faire, lui, pour arracher sa toute relative accréditation lorsqu’il officiait sur Terre.