Étroite est la route
à Michel Bontemps
Ce que tu as tant de fois tenté aujourd’hui en escaladant cette montagne se répétera, pour toi et pour tant d’autres qui veulent toucher à la béatitude […]. La vie que nous appelons heureuse occupe les hauteurs et, comme dit le proverbe, étroite est la route qui y mène. Nombreux aussi sont les cols qu’il faut passer […].
Pétrarque
Tu te souviens des mille et une rêveries qui nous tourmentaient, jadis, d’aller sac au dos ou, foucade, ras-le-bol, partir, séance tenante et lâchant tout alors, les villes noires, la violence d’un père comme les effusions désastreuses dont nous ne comprenions pas pourquoi nos mères, qui étaient sœurs, devaient à n’importe quel prix et quitte à en souffrir elles-mêmes plus que de raison nous accabler.
Les ciels tout autant.
Certaines encoignures toujours un peu trop sombres au sein de la grisaille et cette saleté, cette crasse, je n’en rajoute pas, qui collait à la peau des gosses que nous étions encore, ou que nous n’étions plus, n’avions jamais été sans doute, ce n’est pas si facile, on ne naît pas impunément à fond de cale d’une époque presque révolue mais qui se prolongeait, pour nous, au point qu’il nous faudrait l’assumer toute, portant à bout de bras cette espèce de dépouille du temps qu’un siècle d’espérance ouvrière avait assez trompeusement maquillée.
C’était, durant une semaine, ou deux, ou trois, la Vallée des Merveilles, nous en parlions tellement depuis que nous avions appris son existence, cherchant à la situer sur une carte Michelin dont les plis avaient été renforcés avec du ruban adhésif.
C’était une autre le Mont Lozère.
Le Mézenc, plus proche, plus accessible.
L’Aigoual, où les horizons s’altéraient. Et le Ventoux, le Ventoux sans rival pour toi qui toujours tournais tes regards vers le Sud et :
— C’est un fleuve, lui !
songeais à descendre le Rhône. Ce fut, peut-être est-ce encore ton Mississippi.
Séquelle, incidence, tu lisais Giono, ou Melville :
— Call me Ismaël, Lionel, call me Ismaël !
zézayais du Cendrars :
Seigneur ! Rien n’a changé depuis que vous n’êtes plus roi.
Le mal s’est fait une béquille de votre croix !
beuglant The house of the rising sun quand, le samedi, le dimanche parfois, nous errions désœuvrés par de vagues campagnes.
Nous n’avions guère que ça, n’empêche.
Des mots. Des mots et une poignée de rêves.
Quant au Ventoux, je n’y croyais qu’à peine.
*
Or, m’y voici.
Au pied du mur, en somme.
Provisoirement établi, du moins, sur l’une des terrasses de Brantes, qui est un village perché, vertical, solidaire de la roche à l’étrave du pays où je prends mes quartiers d’été, de printemps quelquefois, aimant ses ruelles pavées de galets blonds ou rouges, bruns, blanchâtres — le Toulourenc, dont les crues charrient d’innombrables rognons de silex, coule en contrebas —, ses maisons en équilibre sur un pan de calcaire et, par delà les murs, les jardins, cette vue que l’on embrasse d’ici, tout en haut du bourg, la montagne, massive pourtant, pelée, râpeuse, se dressant avec la grâce inattendue de quelque monstre dont l’échine surgirait brusquement de la mer.
Tout est bleu, souvent.
D’une sérénité à rendre l’âme.
Limpide jusqu’à l’heure où le paysage s’embourbe et disparaît parmi les brouillards, lesquels s’agglutinent, se déchirent au sommet puis, comme des draps en feu, de longs chiffons de flammes bientôt, brûlent en un clin d’œil, tapissant de cendres l’épine dorsale du mastodonte.
*
Naturellement, je ne suis pas venu les mains vides.
J’ai, serrée dans le cartable qui bâille à crever lorsque je voyage ou réside loin de mes bases, l’habituelle provision de bouquins sans laquelle je me sens démuni, plus indigent que Job et menacé de choir au plus touffu des ténèbres environnantes.
M’escortent ainsi, tassés sous l’opulent volume regroupant les articles d’Albert Thibaudet, un livre de souvenirs et de portraits, de Pierre Gascar, des proses de Mandelstam — Le Bruit du temps, beau titre, non ? —, l’épais Carnet de notes, de Pierre Bergounioux (années 1991-2000), reçu quand je pliais bagages, quoi d’autre ? La Société du mépris, d’Axel Honneth, que je te recommande, des essais de Norbert Élias, dont La Solitude des mourants, L’Ascension du Mont Ventoux, enfin, que je relis lors de chaque séjour, honorant avec fidélité la diffuse présence du poète de la Vita Solitaria — et du Canzoniere.
Tu vois, j’affronte la montagne lesté d’une quantité de phrases.
Celles de Pétrarque — traduites du latin par Denis Montebello (la plaquette des éditions Séquences, parfaite, ne quitte pas ma poche) —, auxquelles, humblement, je réponds peut-être, ont 671 ans : il arrive que la littérature ne fasse pas son âge.