Marguerite n’aime pas ses fesses.
Elle fronce les sourcils. Ce que le français peut être imprécis, parfois ! Ces fesses que Marguerite n’aime pas pourraient être les fesses de n’importe qui. Si elle écrivait un roman, ce qui ne risque pas d’arriver (elle écrit mal et n’a rien d’intéressant à dire), il ne débuterait pas ainsi. Cette phrase-seuil sème la confusion. Elle choisirait plutôt un incipit in media res – croit-elle se souvenir, ses cours de construction narrative sont écaillés par l’inusage. Et puis le français n’incite-t-il pas au coulis narcissique de la première personne du singulier ? Je n’aime pas mes fesses, voilà qui est clair.
Marguerite n’aime pas ses propres fesses.
Bof… Outre d’étirer l’affirmation de penta- à heptasyllabes, et d’alourdir le propos, la phrase filigrane un « au contraire », une comparaison, esquisse des fesses que, par opposition aux siennes, Marguerite aimerait (celles de Jonas ?). Ou donne une nuance outrée à l’assertion : non mais tu te rends compte, elle n’aime même pas ses propres fesses !
Elle pouffe devant son reflet d’héroïne liminaire dans la psyché de la salle de bains, s’étonne du succès de son roman, commence à répondre à des interviews sur ses fesses – désormais, chacun sait que Marguerite Santa Lucia n’aime pas ses fesses. Les siennes. Ses fesses à elle. Son cul trop plat qui sépare à peine les cuisses du bas du dos. Un journaliste l’interroge : Et les fesses de Jonas, les aimez-vous ? Jonas, son mec depuis six ans, est de taille moyenne, approche les trente-cinq ans (il s’en angoisse), perd ses cheveux (il s’en angoisse), dort en ce moment même, tandis qu’elle crème sa peau trop sèche, dans la chambre (ils vivent ensemble). Aime-t-elle les fesses de Jonas ? Elle n’en sait rien. C’est la première fois qu’elle se pose cette question. À cause du début hypothétique d’un roman qu’elle n’écrira jamais (elle est trop nulle).
Marguerite congédie la presse et saisit une culotte. Confortable, en coton. Très peu pour elle la lingerie fine, elle n’a pas le cul pour ; et comme Jonas s’en moque… Le triangle de ses poils est régulier, isocèle à vue de nez. Rien ne déborde ni dans l’intérieur des cuisses ni en ru sombre vers le nombril. Elle ne s’épile, ne se rase ni ne taille. Elle a mignoté son entrejambe, autrefois. Pour faire comme les autres, parce qu’elle trouvait comme tout le monde (ses copines, les magazines et sa mère) que les poils, c’est dégoûtant. Son père était imberbe à en croire les quelques photos de lui torse nu qu’elle à vues. Elle n’a pas duré longtemps, sa période « ticket de métro ». Et comme Jonas ne la touche pas… Si elle était jolie, ça se saurait.
Il n’y a pas que les fesses qu’elle n’aime pas chez elle. Chez elle-même ? Décidément, si elle était une héroïne d’autofiction francophone, il faudrait opter pour la première personne du singulier. Il n’y a pas que les fesses que je n’aime pas chez moi. Celles de Jonas ne sont-elles pas un peu flasques ? Les siennes ne sont pas flasques – bon sang ! les siennes à elle ne sont pas flasques. Juste pas assez rebondies à son goût. Si on anglicisait cela, on comprendrait tout de suite : « Her bum is not flappy but not round enough ».
Marguerite does not like her bum.