ROSELINE
On disait de moi que je tombais comme un sac de blé. Dans la grange, sur le chemin, sur la route.
“ Roseline est tombée comme un sac de blé ”, disait-on en riant. De ces sacs-là, il y en avait plein le moulin, entassés, et aussi sur les camions que mon père et ses aides chargeaient et déchargeaient à dos d’hommes. Lorsqu’ils les lâchaient, ils faisaient un bruit mat et mou comme la chute d’un corps inanimé. Ils en avaient la taille, aussi. Et le poids. Je tombais donc à la façon d’un homme inanimé, légère et ronde pourtant dans ma course, avec mes bas de laine noire qui me striaient les genoux, sous ma robe de petite fermière. Mes frères, eux, fabriquaient des chutes roulées et spectaculaires, des cascades imparables qui les laissaient écorchés et sales, mais héroïques.
Moi, je me contentais de choir de tout mon poids, d’obéir à une sorte d’attraction terrestre. Personne ne me ramassait. Je restais abandonnée au fossé, la joue enfouie dans l’herbe, écroulée soudain à même le sol en plein milieu de ma vitesse. Je n’en voulais à personne, non plus, de ne pas me ramasser. J’avais ma propre existence, j’étais mon propre contenu, lancé à toute allure à flanc de colline dans mon corps de fillette. J’étais déjà moissonnée, et des sacs pareils à moi, mais condamnés, eux, à l’immobilité, étaient tous les jours vidés dans la machinerie de roues du moulin qui s’alimentait au torrent, puis disparaissaient dans un flot d’or. On amenait d’autres sacs, et la magie recommençait, de l’or à la farine blanche qui se répandait sur tout et nous changeait en fantômes. Mon père en était souvent recouvert de la tête aux pieds.
J’étais un sac de blé supplémentaire, mais pas question de m’attraper, merci bien. Je tombais à cause de ma condition, voilà tout. Un jour d’hiver, je suis tombée dans le torrent. Il était gelé. Mes frères et moi jouions à glisser sur la glace épaisse et puis, elle a cédé sous moi. L’eau me brûlait, je suffoquai, je criai – en vain, personne ne me portait secours, comme toujours. Je criai si fort que ceux d’en haut m’entendirent, ceux de la ferme. Ils accoururent et plus tard ma mère perça une à une les cloques pourpres qui dévoraient ma peau tendre.
Je grandis, bien sûr, et je courais un peu moins, sinon après les vaches qu’on me sommait de garder et qui s’échappaient des prés non enclos. L’été, je faisais les foins. Les jambes lacérées d’herbe sèche, debout sur la charrette à empiler d’énormes brassées jusqu’à la nuit, les joues en feu. Mais je tombais encore inopinément, soudain lasse d’une existence que ne comblait que la course éperdue de mon corps dans l’air moiré de cette campagne corrézienne. Je m’étalais dans l’étable en allant traire les vaches, je butais à l’orée du village où les rues s’animaient pour la messe du dimanche, je m’affaissais en plein escalier dans le noir de l’après dîner.
Je me suis mariée dans la neige, un samedi de février. Je ne suis pas tombée, ce jour-là, et l’eussé-je fait, je savais que ma chute aurait été amortie par la neige et qu’on aurait un instant confondu ma robe de satin avec ce sol blanc et épais qui s’étalait obligeamment à mes pieds pour mes noces. De toute façon, mon voile faisait de moi une créature aérienne, prompte à l’envol. Personne n’aurait plus osé me comparer avec ces sacs où l’on serrait les moissons de la campagne environnante, qu’on déposait le front suant, les reins cassés, avant de venir chercher le grain broyé, à pétrir encore pour le rompre dans des rites dont chacun de nous étions les servants. Personne n’aurait même imaginé de me voir m’élancer sur la place du village, grave et légère comme j’étais, pour y choir mollement telle une sauvageonne oublieuse des coutumes et des usages.
J’entrai à l’église au bras de mon père. Nous avions les mêmes yeux noirs, et ma main gantée reposait sur la manche de son veston neuf. Lorsque je sortis sur le parvis, ma main nue s’appuyait sur la manche d’un autre et mon pas avait changé. Il résonnait d’un écho plus lent, comme s’il tentait de retarder encore un peu le moment où j’allais laisser derrière moi le moulin taluté sur le torrent et les chemins creux qui m’avaient recueillie si longtemps.