Entre l’index et le majeur
Rues Acharnon et Heyden, à l’angle. Deuxième collège de garçons. T’étais un dur, hein, un mangas ? Pendant la dictature. Un jour, un véhicule de patrouille s’est garé devant. Un de ceux avec le gyrophare au-dessus, comme un bouton rempli de pus bleu. Les flics sont sortis et partis faire leur boulot. Sans le fermer à clé. Qui aurait bien pu les emmerder ? T’étais un mangas. Tous les camarades de classe te craignaient. Et voulaient être de ta bande. Pas trop près de toi, mais pas trop loin non plus. Tu les cognais presque jamais. C’était pas nécessaire. Tu leur attrapais le nez avec deux doigts, une pure tenaille, et tu le tordais jusqu’à ce qu’ils se mettent à pleurer. C’était très douloureux. Tous ceux qui l’ont subi savent ce que c’est. Toi on te l’avait cassé à l’entraînement, depuis tes douze ans. T’avais plus ce souci-là. C’était la récréation.
Hé Mélétis, le mangas, tu sais conduire ? T’as sauté la grille d’un bond, t’as ouvert la portière du véhicule sans faire de bruit, en regardant derrière toi pour t’assurer que tout le monde te voyait. T’as tourné la clé et mis le contact. T’as donné deux-trois coups d’accélérateur pour faire chauffer le moteur, et t’es parti en faisant un burn. T’as aussi allumé le gyrophare et mis la sirène à fond. T’as tourné à droite dans la rue Acharnon, t’as remonté à droite la rue de Rigny, à droite la rue Filis, encore à droite pour descendre la rue Heyden, et tu t’es regaré devant le collège avec un tête-à-queue. T’as fais le tour du pâté de maisons. Tous collés à la grille du collège, à te regarder. Silence absolu. Le surveillant faisait sonner la cloche, en criant la fin de la récré. Personne ne bougeait. Ils voulaient tous voir le mangas. T’es sorti en levant les bras. Applaudissements et sifflets, plus la sirène que t’avais laissée allumée pour faire du boucan. Les voisins étaient sortis sur leurs balcons. T’étais LE mangas.
Ils t’ont battu. Beaucoup. Ils t’ont gardé deux jours au poste de la rue Thiras, à te rouer de coups. Quinze ans, et ils t’ont démoli. Finalement, ton père a fait jouer une connaissance et ils t’ont relâché. T’étais mineur, ça a aidé. Ton père, nationaliste, du bon bord, et puis ton entraîneur de boxe, lui aussi il est venu leur dire un mot.
T’es retourné au collège. Les lèvres enflées, tu les sentais pas, les yeux au beurre noir, un peu penché, t’avais mal aux côtes. C’était pas grave, t’en avais vu d’autres. T’étais un mangas. Le surveillant t’as laissé entrer, et dès qu’il t’as vu il a secoué la tête. Bienvenue au petit Mélétis, le chauffeur. Belle gueule Mélétis. T’as l’air d’un imam bayildi, mon pauvre. Tu lui as montré le poing.
Ta fierté en a pris un coup. Ils t’avaient battu. Toi. Et maintenant, plus personne ne t’approchait. Ton voisin,
Moustroufas, a changé de pupitre. Ils étaient assis à trois au même pupitre, toi tout seul, et les profs n’ont rien dit. Ils t’ont fait du mal, finalement. Pour une connerie, ils t’ont fait du mal. T’admettais pas qu’on te crache dessus, toi. Quoi les gars, à cause des flics ? Y’a qu’une seule chose que tout le monde comprend, tu t’es dis.
Cet après-midi-là, après la fin des cours, t’as attendu Moustroufas à côté de chez lui, rue Elpidos. Il t’a vu devant lui et il a compris. Il a simplement laissé tombé son cartable, sans protester. Tu l’as frappé jusqu’à ce qu’il crache deux dents sur le pavé. T’as même pas eu besoin de parler. Le jour suivant, il s’est rassis à côté de toi. Tout le monde l’a vu, et ils ont tous compris. Mais toi ça te suffisait pas. Toi, c’était toi.
T’avais entendu parler d’un mangas à Metaxourgio, qui tatouait. T’es allé le trouver. Je veux me faire tatouer, tu lui as dis. Dégage de là, sale morveux. T’as levé le poing. Les jours de tes erreurs, ces jours-là. De tes erreurs réitérées. Bon d’accord, il te dit. À quel endroit ? En bas. Où ça en bas ? Sur la bite. Allez dégage, mec. Montre moi comment tu fais, que je le fasse moi-même. Et qu’est-ce que tu veux que j’écrive, petit branleur ? PU-GG . Ça veut dire quoi ça ? Police Urbaine- Gendarmerie Grecque. Il a ri de bon cœur, l’artisan. Ça a fait très mal, mais t’as pas moufté. Ton caleçon a saigné pendant des jours et des jours.