Au cours de leurs marches incessantes à travers parcs et rues de Londres, Jack Toledano raconte à son ami Damien Anderson qu’il travaille depuis des années sur Moo Pak, magnum opus perpétuellement inachevé, dont il échoue à produire ne serait-ce qu’une ligne. Un paradoxe qui n’est que l’une des nombreuses ironies de ce roman dont le thème central est le langage lui-même, symboliquement exprimé au travers de Moor Park, manoir qui au fil du temps a abrité Jonathan Swift, un asile d’aliénés, un centre de décodage durant la Deuxième Guerre mondiale, un institut dédié à l’étude du langage chez les primates et, pour finir, une école où un jeune illettré s’efforce d’écrire « l’istoir de Moo Pak ».
Monologue d’un seul paragraphe et palimpseste virtuose, Moo Pak passe en revue les thèmes qui ont préoccupé Gabriel Josipovici ces vingt-cinq dernières années. Un livre conduit avec brio, légèreté et fluidité.
Moo Pak appartient à cette lignée de courts récits acidulés où l’ironie, l’échec et la réflexivité sont au cœur de l’écriture.
Les propos de Jack Toledano sont aussi désenchantés qu’envoûtants et, en terminant Moo Pak, le lecteur saura à quel point Damien Anderson a raison : « Il n’y a rien de mieux que d’aller se promener avec Jack Toledano. »
Moo Pak
Gabriel JosipoviciMardi j’ai reçu un message de Jack Toledano me demandant de le retrouver aujourd’hui au Star and Garter, à Putney à l’heure habituelle, écrivit Damien Anderson. Je suis habitué à ces messages. Jack n’a pas besoin de préciser l’heure. Si je ne peux pas m’y rendre il va se promener seul, mais j’essaye toujours de m’y rendre parce qu’il n’y a rien de mieux que d’aller se promener avec Jack Toledano. Londres est le paradis des marcheurs, disait-il, mais il faut savoir où aller. Paris est pour le flâneur, disait-il, mais Londres est pour le marcheur. La seule façon de penser, disait-il, c’est assis à un bureau, la seule façon de parler, c’est en marchant. Peut-être que penser n’est pas le mot correct, disait-il, et ce que je veux dire c’est que la seule façon de faire quelque chose qui aura pour résultat de faire penser les autres est un bureau avec une machine à écrire devant soi. Je suis tout à fait incapable de penser, disait-il, mais avec une machine à écrire devant moi et un beau paquet bien épais d’A4 à ma main droite, je peux, si tout se passe bien, simuler la pensée et stimuler la pensée. Il abhorre les traitements de texte. Ils sont, disait-il, l’apothéose comique de la célèbre remarque de Villiers de l’Isle Adam, qui aujourd’hui devrait se lire ainsi : « Écrire ? Nos traitements de texte feront cela pour nous. » Les gens ne cessent d’essayer de me persuader d’abandonner ma machine à écrire et d’adopter un Apple ou un Mackintosh ou un Toffee ou quelque chose de ce genre, dit-il tandis que nous marchions sur les pentes de Hampstead Hill en juillet dernier. Ils essayent de me persuader qu’avec un de ces trucs-là je n’aurai plus jamais besoin de retourner au début de la page si je fais une erreur, que je peux tout simplement enlever un mot ou une phrase et le remplacer par un autre, meilleur. Ils ne se rendent pas compte, dit-il, qu’il n’y a rien que j’aime autant que mettre une nouvelle feuille de papier dans la machine à écrire et recommencer depuis le début. En fait, dit-il, c’est la seule chose que j’aime dans l’écriture, le reste n’est que corvée et angoisse. Ils ne se rendent pas compte, dit-il, que pour moi couvrir la page blanche pour la première fois est une action effrayante et désespérée et je ne peux l’entreprendre que parce que l’alternative est encore pire. Il doit exister de meilleures façons de faire les choses, me dit-il sur le Heath ce jour-là, mais je ne les ai malheureusement jamais trouvées. C’est pour cela, dit-il, qu’il y a tant de plaisir à mettre une nouvelle feuille de papier dans la machine à écrire pour ensuite recopier simplement ce que j’ai déjà écrit à l’exception du mot incriminé, de la phrase incriminée. Ma façon de travailler, dit-il, et si tu me dis que c’est dingue je ne peux qu’être d’accord avec toi, crois-moi, j’ai essayé d’autres techniques mais c’est ce qui m’est naturel et j’ai l’impression que c’est ce que je dois faire, ma manière de travailler, le seul moment où le travail est vraiment supportable est quand je dois recommencer en début de page et recopier simplement ce que j’ai déjà écrit à l’exception du mot incriminé, de la phrase incriminée. Il est étrange de voir comment ce que l’on vient d’écrire dans le doute et le désespoir peut sembler faire autorité quand on le trouve là, tapé à la machine, sur la page à côté de soi, dit-il. Mais quand j’essaye d’expliquer ça aux gens qui cherchent à me persuader de passer à l’Apple ou au Mackintosh, me dit-il, ils me regardent comme si j’étais fou. De toute évidence ils sont beaucoup plus sûrs d’eux que moi, dit-il, ils savent évidemment bien mieux que je ne le saurai jamais ce qu’ils veulent dire, et ils peuvent le taper sur leur Toffee ou leur Apple ou je ne sais quoi d’autre et voir tout ça apparaître sur leur écran. On peut jouer avec les phrases, disent-ils, on est assis là et on peut jouer avec les mots et les phrases. Mais je ne veux pas jouer avec les mots et les phrases, dit-il, une fois que j’aurai commencé à jouer avec les mots et les phrases je ne serai absolument plus jamais capable d’avancer et je serai de moins en moins certain de savoir laquelle des nombreuses possibilités est celle qui me convient le mieux et ensuite je serai de moins en moins certain de ce que signifie mieux et de ce que j’essayais de faire pour commencer et je finirai sans doute dans ma frustration et mon désespoir par balancer un coup de pied dans l’écran. C’est pour cela que j’ai cessé d’écrire à la main, me dit-il ce jour-là à Hampstead Heath, c’est pour cela que je me suis mis à la machine à écrire. À l’époque où j’écrivais à la main, dit-il, je pouvais passer une journée à jouer avec une phrase ou peut-être un paragraphe, le tournant dans un sens et puis dans l’autre et quand je parvenais enfin à trouver le ton que je désirais, il était déjà tard et j’étais épuisé et je le laissais là avec au moins le sentiment agréable que quelque chose, de petit mais significatif, avait été réussi. Mais quand je relisais ça le lendemain, dit-il, je voyais que c’était complètement faux et maladroit et incohérent et que seul l’épuisement m’avait fait imaginer la veille que j’avais réussi quelque chose. De sorte que je recommençais depuis le début et à la fin de la journée j’avais l’impression que si je n’étais pas allé bien loin j’étais au moins arrivé quelque part, mais je m’apercevais le lendemain, et ainsi de suite. C’est pour ça que j’ai cessé d’écrire à la main et que j’ai appris à taper à la machine, dit-il. Avec une machine à écrire il faut aller de l’avant, il faut continuer à taper, et c’est ça qui m’a sauvé. Si je passais maintenant au traitement de texte, dit-il, je me retrouverais exactement là où j’en étais auparavant. Je passerais mes journées à déplacer des mots et des phrases et n’avancerais jamais plus loin que le premier paragraphe. Ce que j’ai compris très tôt, dit-il, c’était que ce n’était qu’en allant de l’avant que je pouvais trouver ce que j’essayais de dire, essayais de faire. Si je restais sur le premier paragraphe, dit-il, il ne s’améliorait pas et je ne trouvais jamais comment il pouvait s’améliorer. Seul le dernier paragraphe peut nous apprendre si on a bien écrit le premier paragraphe, dit-il, seul le dernier mot peut donner du sens au premier. Il n’y a pas de *mot juste*, dit-il, en tout cas jusqu’à ce que le livre tout entier soit plus ou moins juste. La quête du mot juste, dit-il, mène à l’excès d’écriture, à la lourdeur et à la terrible prolifération des adjectifs. L’adjectif, dit-il, est le plus grand ennemi de l’écrivain. Les gens qui ne savent pas écrire et ne savent pas penser et qui croient pourtant qu’ils adorent la littérature sont amoureux des adjectifs, dit-il, selon eux la littérature est synonyme d’adjectifs, ils passent leur vie dans un bain moussant d’adjectifs. Moi, au contraire, dit-il, je suis incapable de lire un livre s’il est bourré d’adjectifs. Ils me donnent littéralement envie de vomir, dit-il. Les adjectifs et tous ces autres mots justes*, il me restent en travers de la gorge et me donnent envie de vomir. Cela n’a rien à voir avec le goût, dit-il, cela a à voir avec le métabolisme et la physiologie. Au moins, dit-il, ne suis-je pas seul à penser ça. Les meilleurs écrivains savent que les adjectifs sont la mort de la narration. C’est pour cette raison que Raymond Chandler n’écrit pas : « J’entrai dans la pièce. Sur le sol se trouvait un tapis d’une immense épaisseur fait de etcetera qui etcetera. » Ce qu’il écrit, c’est : « J’entrai dans la pièce. Le tapis me chatouillait les chevilles. » Sa vieille Olympia semi-portable, qu’il avait achetée d’occasion presque trente ans auparavant et sur laquelle il n’avait pas cessé d’écrire depuis, paraissait être arrivée en bout de course il y a quelques années, dit Jack, et il décida que le moment était venu de passer à une machine électronique. Le type dans le magasin m’a montré tous ces modèles, dit-il, et je ne lui ai posé qu’une seule question : Est-elle silencieuse ? Je lui ai expliqué que quand je travaillais il me fallait un calme absolu et que le bourdonnement d’une machine électrique me rendrait dingue, dit-il. Il m’a assuré que le modèle qu’il me proposait était le plus silencieux qu’ils aient jamais produit et il l’a mis en marche pour que je puisse m’en assurer. Et c’était vrai, dit-il, dans le magasin la machine ne semblait produire aucun bruit. Mais dès que je l’ai ramenée à la maison, dit Jack, et que je l’ai installée dans mon bureau et que je me suis assis pour me mettre au travail, sans doute parce que mon bureau est bien plus tranquille que le magasin de machines à écrire, je me suis rendu compte d’un faible bourdonnement, qui a commencé dès que j’ai mis la machine en marche et s’est arrêté dès que je l’ai éteinte. Pendant plusieurs semaines, j’ai essayé d’ignorer ce bourdonnement, me dit-il ce jour-là à Hampstead Heath, mais pour finir j’ai dû accepter que j’en serais toujours conscient et que je ne pourrais absolument pas travailler tant qu’il persisterait. Non seulement la machine bourdonnait, dit-il, mais une lumière rouge s’allumait quand je la mettais en marche et chaque fois que je faisais une pause pour essayer de réfléchir à la façon de procéder, j’étais conscient de cette lumière rouge qui brillait comme pour m’accuser, pour me rappeler le fait que je m’étais arrêté. J’ai commencé à détester cette lumière rouge, dit-il, j’ai commencé à la redouter. Tout d’abord, j’ai essayé de continuer et de l’ignorer parce que je savais que dès que je m’arrêterais j’en serais conscient et serais incapable de poursuivre, mais naturellement j’en étais conscient de manière subliminale même lorsque je persévérais, de sorte que je passais mes journées à combattre ma propre conscience de cette lumière rouge et mon travail, ce qui n’était pas surprenant, en souffrait. C’était toujours avec un peu plus que du soulagement, dit-il, que j’éteignais la machine et que je savais que la lumière rouge ne brillait plus. Puis, dit-il, j’ai essayé de couvrir la lumière avec du ruban de masquage, et j’essayais d’oublier le bourdonnement en mettant du coton dans mes oreilles, mais j’étais toujours conscient que derrière le ruban de masquage la lumière brillait et je me suis aperçu qu’il était tout à fait impossible d’assembler deux phrases à peu près correctes avec les oreilles bourrées de coton. À la fin, dit-il, j’ai rapporté la machine au magasin, j’ai ressorti ma vieille Olympia semi-portable, et depuis je me suis débrouillé comme ça, aussi éclopée et cacochyme qu’elle soit. Il a souvent essayé, disait-il, d’écrire au stylo ou au crayon depuis qu’il s’est mis à taper régulièrement à la machine, en pensant que l’on devrait après tout être capable d’écrire quelles que soient les circonstances dans lesquelles on se trouve, mais cela ne l’a jamais mené à rien. Avec un crayon à la main, disait-il, et en formant les lettres, on est trop proche de son propre corps et les lettres ne tardent pas à se transformer en gribouillage, les mots refusent de venir, le rythme si nécessaire à l’écriture disparaît. Seule une bonne vieille machine à écrire manuelle d’autrefois est conforme à mes besoins spécifiques, disait-il, seul cet instrument m’apporte la distance nécessaire et le rythme nécessaire pour ce que je veux faire. Le traitement de texte et le crayon, disait-il, sont à la fois trop distants et trop proches, d’ailleurs on n’a jamais l’impression d’avancer, comme c’est le cas quand on enlève une page de la machine à écrire pour la poser sur toutes les autres pages qu’on a remplies, quand on en insère une autre et qu’on commence à la couvrir elle aussi. L’écriture, disait-il, est un moyen d’échapper au moi tout autant qu’un moyen de découverte. On ne peut rien découvrir si on ne se laisse pas aller, disait-il, et ni le traitement de texte ni le crayon ne permettent de se laisser aller. Lorsque Borges était très vieux, il est venu à Londres, me dit-il alors qu’un jour nous nous promenions dans Kew Gardens, au printemps dernier, et il a répondu aux questions du public de l’ICA. Les questions devaient être rédigées et soumises à l’avance de telle sorte qu’elles puissent être lues à Borges et qu’il puisse décider quelles étaient celles auxquelles il voulait répondre. Une des questions était pourquoi il n’écrivait jamais sur les femmes et si c’était parce qu’il ne pensait jamais à elles. Au contraire, a répondu Borges, il pensait tout le temps aux femmes, en fait il écrivait, dit-il, afin de s’empêcher de penser à elles. C’est pour cela qu’un crayon ou un traitement de texte ne sert à rien, me dit Jack Toledano ce jour-là à Hampstead Heath, avec un stylo ou un crayon on ne peut échapper à soi-même et à ses fantasmes et pourquoi donc écrit-on sinon pour échapper à la prison du moi et à ses banalités ? Les crayons sont pour les romanciers de l’époque victorienne, dit-il, et les traitements de texte sont pour les postmodernistes espiègles.
- 192 pages 20€
- Traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner
- Collection : Made in Europe
- Thèmes : invention formelle histoire ailleurs
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mars 2011 — 140 x 210mm - ISBN : 978-2-915018-57-8