Jeudi
Tout n’est dorénavant qu’une question de temps. Pas de doute possible.
J’ai trouvé ce cahier dans le tiroir de mon bureau. L’avais sûrement acheté avec l’autre pour consigner quelques notes en vue de mon travail. J’étais loin de me douter que j’en ferais cet usage.
L’écriture d’un journal m’est complètement étrangère. Ne me ressemble pas. J’ignore les raisons qui me poussent aujourd’hui à tenir ces lignes. Un présage. Je ne sais du reste comment m’y prendre, comment trier et hiérarchiser les faits, mes impressions, ce qui relève du donné, de l’invention, de la reconstitution.
Ceci n’est pas une confession. Je n’ai nullement l’intention de m’adresser à ces pages comme on parle à un confident. Ils sont là maintenant, j’en ai le pressentiment.
N’ai rien dit à C. Pas sûr qu’elle comprenne. Tout ceci me paraît surréaliste. J’en sourirais presque si je n’avais la sensation physique de quelque anomalie – ça me prend comme à la gorge, ça me noue les tripes, me perfore le crâne.
C’est comme une tache qui progressivement gangrène un champ de vision ; un précipité d’encre noire inoculée dans l’air, qui en offusque la transparence.
Comme un cancer lové en secret dans le paysage lentement le ronge.
Ils ont toujours été là, discrets, en marge de nos habitudes civilisées. Anodins, invisibles. Ne leur prêtons nulle attention. Sauf qu’aujourd’hui les choses sont sur le point de changer.
Radicalement.
C’est ce qu’il m’a semblé comprendre en interrompant leur petit banquet au milieu d’une route de campagne. Nous revenons avec C. et le bébé d’une balade en forêt comme nous les aimons.
Une route en ligne droite perdue, comme la rainure de cette double page, au milieu de champs qui se déploient de part et d’autre dans des camaïeux d’ocres sèches et de bruns tourbe. Les champs viennent pour la plupart d’être labourés et j’imagine de nets tracés vus du ciel, un quadrillage prêt à recevoir au-delà des marges glauques une écriture régulière et soignée, impeccablement rythmée de sillon en sillon.
Cette terre fraîchement retournée n’est pas si riche et fertile qu’elle y paraît. Bientôt ces champs seront en friche, ces sillons inutiles, cette poésie ravalée. Je n’en sais rien pour l’heure mais voilà ce que me dit cette petite cène qu’ils jouent à mon intention au milieu de cette route où je roule à 80 km/h, emportant les promesses du printemps.
C. est cloîtrée dans un silence profond. La fatigue court dans ses membres, visage légèrement détourné sur la droite, regard vagabond balloté par des pensées avortées qui s’entrechoquent.
J’imagine.
C’est l’embardée qui la rappelle à la réalité.
C’est rien, je lui dis.
Ce n’est pas rien.
Je fige cet instant dans un présent, j’ignore pourquoi, mais le passé me paraît inconvenant.
Ils sont trois ou quatre, peut-être plus. À becqueter, déchi-queter – à broyer ces restes propitiatoires d’un reste éviscéré de, bientôt incrustés dans l’asphalte.
Ce spectacle n’a rien d’exceptionnel en soi. Ils s’en donnent à coeur joie, chacun leur tour dans leur patience docile de communiants. L’un d’eux, c’est l’image que j’en garde, relève la tête et me voit. Foncer sur lui, droit, sur eux. Je crois –
Il est posé légèrement en travers de la route au milieu de ses congénères. Deux yeux noirs cinglants qui sur une tête à res-sort s’effacent derrière la dague, sur moi pointée, autour de laquelle s’entortille un lambeau sanguinolent.
J’y lis une interrogation. Une invite. Un soupçon.
Dans ce silence un oracle.
Puis soudain dans le ciel étouffé il s’élance, me cédant civilement, lui et les autres, un passage dans une moquerie de courbettes.
Je fends la route en deux tandis qu’ils semblent se complaire brièvement dans leurs salamalecs, un peu plus haut, pennes déployées sous une chape de – non, pas de plomb.
Ils me toisent là dans les airs chargés de je ne sais quoi, se sont disposés au-dessus de nous en une symétrie douteuse.
En jetant un rapide coup d’oeil dans le rétro, je constate qu’ils ripaillent à nouveau. Comme si rien n’avait eu lieu. Comme si je n’avais rien interrompu, mon passage qu’un défaut dans le raccord. À peine une interférence.
Que me faut-il inférer de tout ça ? Je me le demande.
La question s’esquisse tout juste dans mon esprit et ils me paraissent déjà plus nombreux. Un effet peut-être de la vitesse qui m’éloigne et brouille le reflet s’estompant dans le rétro. Dont le cadre, dans une légère vibration, prélève comme une portion de ciel écrasé que déchire une lumière aveugle avant de s’annuler dans le reflet de la départementale qui l’avale. Ainsi amputée – tassée et étirée –, je sens peser la masse fantomatique du ciel sur cette scène.
Charognards : cette pensée m’effleure aussitôt, en silence.
C’est à ce mot, à ce moment précis, qu’ils se mettent à tour-noyer par nuées dans le lavis du ciel. Puis plus rien.
La stupeur me fait faire une légère embardée.
C’est rien, dis‑je.