SAMEDI
De l’événement, ne chercher à tirer ni enseignement, ni morale.
Pas d’aphorisme.
Essayer simplement de vivre avec ce corps…
Essayer simplementde vivre avec ce corps.
Ne pas gâcher le voyage.
Vouloir être là.
Là ; parmi les hommes.
DIMANCHE
Parmi les hommes… pas si facile ; entre autres causes leurs bouches, parfaitement édentées, à tous les bavardages ; propices.
« D’ici jusqu’à Constantinople ? Il faudrait être fort léger pour le prédire ou pour s’aventurer à une conjecture. Cela relèverait de la divination plus que de la raison ; et voyez-vous à mon âge, on se méfie des devins. Plus jeune, on prend garde aux femmes, mais le passage des années vous rend tout à fait imperméable à leur genre ; alors on réagence ses défiances.
D’ailleurs moi, à votre place, je ne me fierais à personne. Surtout que vous avez un long chemin devant vous, et… »
Il y en avait dix comme lui dans notre chariot. Des vieillards à l’affut de la moindre occasion de s’entendre parler. Des charognards de la causette qui vous sautent à la gueule et vous régurgitent spontanément leurs vies, leurs vits, leurs vices, leurs viols ; leurs victoires.
Et ma pauvre question sur le trajet vers Constantinople suscitait à présent de concentriques bagous ; un cercle croissant de parlotte dont les rayons, naissant aux environs d’Ulm, s’étendaient au loin, par-delà l’horizon, jusqu’à…
« Constantinople ! Ha ! Faut compter au moins deux lunes, mon jeune seigneur. J’dirais même deux lunes et des poussières… pas moins que ça ! Là-dessus, vous pouvez me faire confiance. »
Constantinople ?Confiance ?
Pelleas bondit hors du sommeil. Sa figure aux aguets ! « Confiance ? » Et déjà il me sermonnait d’avoir dévoilé notre destination aux autres voyageurs. « Demain au plus tard, tes vieillards nous auront délestés de nos bourses… »
Vrai qu’alentour, les vieux polissaient des faces de tirelire — de ces fentes pour sourires ! A l’avant, le cocher empathique ânonnait : « Des escamoteurs sont susceptibles d’agir dans cette voiture. Nous vous prions de rester vigilants et de surveiller vos effets personnels. »
Après ça, impossible de voyager. Une partie de l’esprit couvait le viatique, tandis que l’autre scrutait les voleurs à venir… Je les observais à tour de rôle tentant de repérer celui qui pourrait nous dérober. Aiguiser, aiguiser son regard.
Mais la nuit! Des mains rampent vers nos bagages. Elles courent partout autour de nos baluchons, s’immisçant dans les coutures. Se frayer un chemin vers
Vers le coin de la charrette : ici, les ridelles servent, sur deux flancs, de remparts aux assauts. Avec mon couteau, je protège le seul accès restant. Je pique les mains occasionnelles des maraudeurs et j’obtiens régulièrement de petits cris entre le rire et la douleur ; comme un aboiement avorté, un bruit étrange et désagréable. Ça m’a rappelé les rares visites de mon géniteur… Ah celui-là s’il pouvait crever avant notre arrivée dans son fief oriental!
A la simple évocation de mon paternel, les nuages filèrent et la lune dégueula sur la plaine et la carriole. Conséquence : les vieux, à découvert, se sont immobilisés.
Puis ils ont mimé le sommeil ;
Puis ils ont bâillé ; (Ignobles !)
Puis ils ont dormi.
Si seulement ça pouvait m’arriver… Entre l’énervement du départ et la promiscuité du chariot, je n’ai pas fermé l’œil depuis cinq jours. Nous sommes encore en terre souabe et pourtant je me sens parvenu à un lieu au-delà des fatigues humaines, un endroit où la simple idée d’un corps qui se meut suscite l’étonnement.
Et ces vieux ! Après les bavardages diurnes, les voilà qui ronflent ! Bavards en toutes saisons !