Aux yeux de sa fille, Gisèle Meunier était une personne bizarre. Malgré tous ses efforts, Claire Meunier ne parvenait pas à trouver sa mère normale. Pourtant, toutes les apparences jouaient en faveur de madame Meunier. « Dieu qu’elle est gentille, cette femme ! », s’exclamaient les commerçants. « Votre mère est quelqu’un de très sensible », assénait le médecin de famille aux enfants Meunier. « Qu’est-ce qu’elle aime ses enfants ! » s’aventuraient ceux qui ne la voyaient pas souvent. Il y avait même des gens pour trouver particulièrement assorti, harmonieux le couple formé par monsieur et madame Meunier.
Claire, elle, savait, sans savoir comment elle le savait, que sa mère était un château de cartes posé sur des sables mouvants. Aussi ne lui en voulait-elle pas de ses incartades et leur trouvait-elle toujours explications et justifications. Certes, sa mère avait confié Claire à sa sœur jusqu’aux trois ans de la fillette – plus précisément, jusqu’à la naissance de Ludovic – mais il était entendu que cela avait été pour elle un sacrifice terrible, consenti uniquement pour le bien de l’enfant. Certes, sa mère vidait par-dessus la fenêtre de la chambre les tiroirs de Claire dès qu’un papier en dépassait, mais tout le monde savait que c’était par souci éducatif, et Claire excusait sa mère, s’en voulait même de l’obliger à se montrer sous un tel jour et se dépêchait d’aller rechercher dans le jardin ses affaires abîmées. Certes, sa mère faisait la tête, régulièrement et sans raison identifiable, mais il était présupposé que c’était parce que son intelligence lui faisait entrevoir ce qui échappait aux autres. Certes, sa mère haussait les épaules lorsque Claire lui demandait si elle l’aimait, mais aussi, pourquoi Claire posait-elle des questions si bêtes. Pourquoi obligeait-elle sa mère à dire ce qui était évident ? Madame Meunier se montrait vexée de cette question et Claire s’en voulait. Ce qui la chagrinait le plus, c’était quand madame Meunier, parce que Claire n’avait pas tapoté ni remis droits les coussins du canapé dont elle se relevait, s’enfermait dans sa chambre pendant tout le week-end. Du samedi matin au dimanche soir, la maison était alors plongée dans une sorte de silence pesant, tous les yeux étant tournés vers la chambre parentale dont la porte restait désespérément close ; Claire, accusée d’avoir semé la zizanie, se démenait pour maintenir son père et son frère en survie, jusqu’au dimanche soir où madame Meunier reparaissait calme et détendue.
— Mais qu’est-ce que vous avez ? Pourquoi faites-vous cette tête ? s’enquérait-elle, étonnée.
« Ta mère est folle, lui affirmait son père. Elle est folle depuis toujours, tout le monde le sait dans sa famille. Folle de la vraie folie. Si je n’étais pas là, elle serait depuis longtemps à l’asile. »