C’est mon père qui m’a raconté cette histoire. Ça commence à Saint-Basile, un village d’un peu plus de deux mille âmes au milieu du vingtième siècle. Il y avait certainement autant de vaches que d’habitants à cette époque. Des vaches à lait, du beau bétail noir et blanc haut sur pattes. Des Holstein, une race hollandaise trafiquée pour survivre aux hivers québécois. Des vaches avec des pis immenses qui débitent en moyenne trente litres de lait par jour. Là où il y a un siècle on élevait péniblement une dizaine de bêtes, on en élève aujourd’hui facilement plus de cinquante. Les petites fermes ont fait place au progrès, à la machinerie lourde, au rendement. Il y a celles et ceux qui se sont adaptés et ceux et celles qui ont disparu.
C’était un petit village à un peu plus d’une heure de Québec. La campagne avec des fermes laitières éparpillées dans des rangs qui filaient en ligne droite depuis l’église vers les quatre points cardinaux : Saint- Raymond au nord, Cap-Santé au sud, Pont-Rouge à l’est et Portneuf à l’ouest. La première industrie de cette paroisse fondée en 1847 avait été le sirop d’érable. À une époque, on y comptait plus de quatre cents cabanes à sucre.
C’est mon père qui m’a raconté cette histoire qui commence à Saint-Basile. Toutes les histoires de mon père commencent toujours à Saint-Basile. C’est là qu’il est né en 1945, au printemps, quand les dernières glaces à la surface des eaux descendent vers le fond et qu’on dit que les lacs calent. C’est là qu’il a grandi jusqu’en 1963, l’année de l’assassinat de Kennedy, avant de partir pour le Séminaire de Québec. C’est là qu’il s’est marié en 1968. C’est là qu’il sera enterré, un jour. Sa pierre tombale est déjà en place dans le cimetière : première allée, sixième rangée. Son nom est gravé en lettres d’or dans le marbre noir qu’il s’est choisi. Ça m’a fait drôle de voir ça quand on a enterré ma grand-mère sur la parcelle adjacente. Peut-être qu’un jour moi aussi je serai enterré ici, mais ça, c’est forcément une autre histoire.
L’histoire de mon père qui commence à Saint-Basile est bien différente. On dit parfois Saint-Baba entre intimes. Après toutes ces années, je n’ai jamais compris pourquoi il n’avait pu détacher son imaginaire du village de son enfance. Il a fait de ce lieu au milieu des champs et des forêts la source de toutes ses narrations. Il a ancré dans ce décor traversé par la rivière Portneuf, la rivière Chaude et la rivière Sept-Îles, l’ensemble de sa cosmogonie, son Olympe à lui.